Jacqueline a fui la guerre civile, "la seconde mère de tous les Libanais" tandis que son mari, Abdo demeure pour à Beyrouth pour gérer les affaires de la famille et subvenir à leurs besoins. Exilée à Paris avec leurs trois enfants, Nayla, Naji et Wajdi, le petit dernier de la fratrie, elle a trouvé refuge dans un appartement du XVème arrondissement. Une situation provisoire qui se prolonge. La famille doit s'adapter à la vie en France, une langue, une culture, des us et coutumes. Jacqueline est entièrement mobilisée dans une angoisse qui réquisitionne toute son attention. Elle passe le plus clair de son temps en cuisine. Seules les chansons de variété diffusées à la radio allègent parfois son humeur. Mère seule, tyrannique, elle vitupère sans cesse contre ses enfants, alternant l'arabe libanais et le français, dans une colère permanente ponctuée de jurons. Et puis Wajdi, dix ans, refuse d'apprendre le français et se complait dans le souvenir de la maison de Beyrouth. Nayla, la soeur aînée, toute dévouée à la famille, apaise les prises de bec mais en secret nourrit une révolte intime, une volonté croissante d'émancipation. Elle aspire à un autre destin que celui de femme au foyer.
Jacqueline vit dans l'attente des appels de tante Renée, tante Antoinette et Abdo, qui ne viennent que rarement, suspendu à une sonnerie. Souffrance insoutenable, impuissance devant le téléphone muet. Et quand il sonne la ligne est mauvaise. Chaque jour la famille a rendez-vous devant le journal télévisé de vingt heures, présenté par Christine Ockrent, instant de réunion devant le poste, seule façon de s'informer sur l'actualité, d'avoir des nouvelles du Liban. Souvent c'est l'irruption brutale du réel, les images terribles des bombardements, des décombres.
Fiction autobiographique, nouveau chapitre de sa chronique familiale cruelle et tendre, tragique et émouvante, "Mère" poursuite le cycle entamé par Wajdi Mouawad sur la question de l'identité, le rapport aux origines, l'intime et l'universel. Lors de la création de la pièce en 2021, l'auteur confie la création de la bande-musicale à Bertrand Cantat qui compile certains tubes anciens. La polémique enfle puis s'essouffle devant le caractère anecdotique de l'intervention dans la mise en scène.
Avec sensibilité, auteur, metteur en scène et comédien, Wajdi Mouawad évoque l'exil à Paris de sa famille de 1978 à 1983, avant le Québec et Montréal. Les années d'enfance construisent l'artiste à venir, dans les expériences des pertes irrémédiables, des bonheurs et des grandes douleurs. Le petit Wajdi apprend une nouvelle langue, se conforme à des usages étrangers, s'intègre à une culture qu'il fait sienne peu à peu, tout d'abord à contrecœur puis ensuite avec passion.
Wajdi Mouawad, le narrateur traverse le plateau, replace un fauteuil, cherchant dans sa mémoire l'emplacement exact du mobilier. L'homme de cinquante-trois ans organise son souvenir dans un rôle d'observateur, il convoque sa mère et le petit garçon de dix ans qu'il fut. Il déforme peut-être les souvenirs, les enjolive, les rend moins douloureux. Sur le plateau, les comédiens font la cuisine en direct, pour de vrai. Les odeurs d'épices se diffusent dans la salle, madeleines de Proust. Les recettes réalisées se trouvent dans le programme. La scénographie minimaliste Emmanuel Clolus se prête aux projections de l'imaginaire, portes vers les coulisses, vidéos où défilent photographies de famille et images de guerre.
Wajdi Mouawad rend hommage aux femmes de sa famille, exploration intime des destins scellés par la guerre. Il recrée la figure d'une mère frappée d'intranquillité, mère courage hantée par ses contradictions, autoritaire, blessée, et tente d'apaiser la blessure de sa mort prématurée en 1987 au Canada, emportée par un cancer, en la ressuscitant sur scène.
La pièce en arabe libanais et français, la langue de l'exil, est surtitrée. Les comédiennes remarquables. Nuancée, énergique, paradoxale, tonitruante et fragile à fois, Odette Makhlouf incarne une Jacqueline magnifique portée par l'espoir tenace, le mantra du retour prochain. Aïda Sabra, solaire, interprète la soeur au grand coeur rebelle, Nayla avec beaucoup de subtilité et de bonheur. Le grand frère Naji n'intervient que par la voix timbrée de Yuriy Zavalnyouk. Dany Aridi, Elie Bou Saba, Loucas Ibrahim sont en alternance le Wadji de dix ans, gamin rêveur. Surprenante Christine Ockrent joue son propre rôle et sort de l'écran pour converser avec la famille, répondre aux questions du petit garçon ou lui raconter des histoires avant de dormir.
Wajdi Mouawad mène une réflexion puissante sur la douleur de l'exil, du renoncement à la terre natale, ces vies d'angoisse permanente, d'inquiétude latente. Il n'y a plus de place pour la tendresse tandis que se mêlent les rires et les larmes. Les enfants de la guerre civile, confrontés précocement à la fragilité de la vie, ont reçu en héritage, la violence de l'histoire, l'expérience traumatique du conflit. La tragédie de l'exil et du retour impossible agissent comme un carcan mental. Wajdi Mouawad entretient le souvenir, invente pour mieux se raconter et raconter le monde.
Mère, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad
Jusqu'au 4 juin 2023
Du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30, le dimanche à 15h30
Spectacle en français et en libanais surtitré
Avec Odette Makhlouf, Wajdi Mouawad, Christine Ockrent, Aïda Sabra, en alternance Dany Aridi, Elie Bou Saba, Loucas Ibrahim, et les voix de Valérie Nègre, Philippe Rochot, Yuriy Zavalnyouk
Assistanat à la mise en scène à la création Valérie Nègre et en alternance avec Cyril Anrep
Dramaturgie de Charlotte Farcet
Scénographie Emmanuel Clolus
Lumières Éric Champoux
Costumes Emmanuelle Thomas
Coiffures Cécile Kretschmar
Son Michel Maurer et Bernard Vallèry
Musiques Bertrand Cantat en collaboration avec Bernard Vallèry
Traduction du texte en libanais d’Odette Makhlouf et Aïda Sabra, suivi de texte et surtitrage de Sarah Mahfouz
Texte paru aux éditions Actes Sud / Leméac dans une édition augmentée. Le texte sera disponible en septembre 2023 dans la collection « Papiers »
Théâtre national de la Colline
15 rue Malte-Brun - Paris 20
Tél : 01 44 62 52 52
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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