"La Petite danseuse de quatorze ans", seule sculpture publiquement exposée en son temps d'Edgar Degas (1834-1917), est annoncée dès la cinquième exposition impressionniste à la galerie Durand-Ruel. Pourtant la silhouette en cire, modelée entre 1875 et 1880, n'est présentée qu'à l'occasion de la sixième, l'année suivante, en 1881. L'artiste rechigne à livrer son oeuvre. La vitrine en verre demeure vide durant dix jours avant que Degas ne vienne installer la statue. Du fait de la technique employée, réalisme novateur, modernité radicale, elle suscite tout de suite surprise, scandale, réprobation et admiration. L'artiste a choisi la cire comme matériau et plus singulier encore il a vêtu la sculpture d'un véritable tutu textile, chaussé ses pieds de chaussons, noué un ruban vert dans une chevelure composée de cheveux humains.
Au lendemain de l'exposition, Degas remporte la statue chez lui et refuse de s'en défaire ou de la montrer à nouveau. Il la conserve jusqu'à la fin de sa vie alors même que sa vente l'aurait aidé à surmonter la ruine menaçante. A la mort de Degas en 1917, le fonds d'atelier révèle soixante-treize sculptures de cire. Les héritiers autorisent la fonte d'exemplaires en bronze de "La Petite danseuse de quatorze ans". Le premier est réalisé en 1921 par André Aurélien Hébrard d'après un moulage de plâtre. La cire originale et ce bronze sont conservés par la famille Hébrard jusqu'en 1955. Les deux sont alors acquis par le collectionneur Paul Mellon qui en fait don sous réserve d'usufruit à la National Gallery of Art de Washington. Vingt-neuf exemplaires sont conservés dans de prestigieuses collections privées et les plus grands musées, le Musée d'Orsay à Paris, le Metropolitan Museum of Art de New York ou encore la Ny Carlsberg Glyptotek de Copenhague.
Passée à la postérité, l'oeuvre d'Edgar Degas, conspuée en son temps et autant qu'elle fut acclamée, est célèbre dans le monde entier alors que Marie van Goethem a sombré dans l'oubli, ironie cruelle. Camille Laurens répare cette injustice dans un essai empathique, documenté, circulation entre la vie et l'écriture. Elle se penche avec émotion sur le destin de Marie van Goethem, sur la pratique artistique de Degas et par extension sur la sienne, celle de l'écrivain. Le propos nourrit une réflexion féministe moraliste. Au gré de ses recherches, Camille Laurens rencontre sa propre généalogie et redécouvre son arrière-grand-mère dans les archives consultées ou évoque sa pratique de la danse classique enfant.
Pour redonner la première place à Marie, l'autrice fait revivre une époque violente, la Troisième République, marquée par l'hypocrisie d'un retour au puritanisme de façade. Elle s'interroge sur l'Opéra de Paris, école de souffrance, machine à broyer les petites filles qui exploite alors les adolescentes du corps de ballet, interrogeant les conditions de subsistance des ballerines, l'ambiguïté de leur situation, les violences physiques, psychologiques. Camille Laurens décrypte le fantasme entretenu par la littérature de mères maquerelles qui monnaient la vertu de leurs filles dès la puberté. Elle exprime une profonde compassion pour cette "Petite danseuse de quatorze ans", contemporaine de la "Nana" (1880) d'Emile Zola. En absence de certitudes malgré les recherches, elle tente de retracer l'histoire terrible et véridique de Marie, ouvrière de la danse académique, marcheuse de deuxième classe, disparue sans laisser de traces. Dans ce destin énigmatique, elle trouve des échos avec celui de la Dora Brüder de Patrick Modiano. Fascinant.
La petite danseuse de quatorze ans - Camille Laurens - Editions Stock - Poche Folio
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