Lundi Librairie : La petite danseuse de quatorze ans - Camille Laurens

 


"La Petite danseuse de quatorze ans", seule sculpture publiquement exposée en son temps d'Edgar Degas (1834-1917), est annoncée dès la cinquième exposition impressionniste à la galerie Durand-Ruel. Pourtant la silhouette en cire, modelée entre 1875 et 1880, n'est présentée qu'à l'occasion de la sixième, l'année suivante, en 1881. L'artiste rechigne à livrer son oeuvre. La vitrine en verre demeure vide durant dix jours avant que Degas ne vienne installer la statue. Du fait de la technique employée, réalisme novateur, modernité radicale, elle suscite tout de suite surprise, scandale, réprobation et admiration. L'artiste a choisi la cire comme matériau et plus singulier encore il a vêtu la sculpture d'un véritable tutu textile, chaussé ses pieds de chaussons, noué un ruban vert dans une chevelure composée de cheveux humains.

La nature jugée ingrate voire vicieuse du modèle fait jaser. "Un avorton, un singe" selon les détracteurs. Sa physionomie de gamine miséreuse choque les bourgeois qui projettent sur la profession toute une fantasmagorie. A l'époque, les hommes fortunés se vantent "d'entretenir une danseuse". Née en 1864 ou 1865, Marie van Goethem est l'enfant d'un couple d'immigrés belges pauvres. La mère a placé ses trois filles à l'Opéra de Paris, où elles suivent la classe de ballet des petits rats. En coulisses, le cercle des abonnés, riches messieurs susceptibles de devenir des protecteurs contre quelques faveurs, scrute les nouvelles recrues. Marie, "marcheuse", figurante, simple coryphée, pose pour les artistes afin de compléter ses maigres revenus. Parmi eux, Edgar Degas qui affirmera plus tard : "J'ai enfermé mon coeur dans un soulier de satin rose." Marie est renvoyée de l'Opéra pour absentéisme en 1882, vouée, dès lors, à la prostitution.

Au lendemain de l'exposition, Degas remporte la statue chez lui et refuse de s'en défaire ou de la montrer à nouveau. Il la conserve jusqu'à la fin de sa vie alors même que sa vente l'aurait aidé à surmonter la ruine menaçante. A la mort de Degas en 1917, le fonds d'atelier révèle soixante-treize sculptures de cire. Les héritiers autorisent la fonte d'exemplaires en bronze de "La Petite danseuse de quatorze ans". Le premier est réalisé en 1921 par André Aurélien Hébrard d'après un moulage de plâtre. La cire originale et ce bronze sont conservés par la famille Hébrard jusqu'en 1955. Les deux sont alors acquis par le collectionneur Paul Mellon qui en fait don sous réserve d'usufruit à la National Gallery of Art de Washington. Vingt-neuf exemplaires sont conservés dans de prestigieuses collections privées et les plus grands musées, le Musée d'Orsay à Paris, le Metropolitan Museum of Art de New York ou encore la Ny Carlsberg Glyptotek de Copenhague.

Passée à la postérité, l'oeuvre d'Edgar Degas, conspuée en son temps et autant qu'elle fut acclamée, est célèbre dans le monde entier alors que Marie van Goethem a sombré dans l'oubli, ironie cruelle. Camille Laurens répare cette injustice dans un essai empathique, documenté, circulation entre la vie et l'écriture. Elle se penche avec émotion sur le destin de Marie van Goethem, sur la pratique artistique de Degas et par extension sur la sienne, celle de l'écrivain. Le propos nourrit une réflexion féministe moraliste. Au gré de ses recherches, Camille Laurens rencontre sa propre généalogie et redécouvre son arrière-grand-mère dans les archives consultées ou évoque sa pratique de la danse classique enfant.

Pour redonner la première place à Marie, l'autrice fait revivre une époque violente, la Troisième République, marquée par l'hypocrisie d'un retour au puritanisme de façade. Elle s'interroge sur l'Opéra de Paris, école de souffrance, machine à broyer les petites filles qui exploite alors les adolescentes du corps de ballet, interrogeant les conditions de subsistance des ballerines, l'ambiguïté de leur situation, les violences physiques, psychologiques. Camille Laurens décrypte le fantasme entretenu par la littérature de mères maquerelles qui monnaient la vertu de leurs filles dès la puberté. Elle exprime une profonde compassion pour cette "Petite danseuse de quatorze ans", contemporaine de la "Nana" (1880) d'Emile Zola. En absence de certitudes malgré les recherches, elle tente de retracer l'histoire terrible et véridique de Marie, ouvrière de la danse académique, marcheuse de deuxième classe, disparue sans laisser de traces. Dans ce destin énigmatique, elle trouve des échos avec celui de la Dora Brüder de Patrick Modiano. Fascinant.

La petite danseuse de quatorze ans - Camille Laurens - Editions Stock - Poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.