Lundi Librairie : Les guerres précieuses - Perrine Tripier



Au crépuscule de sa vie, Isadora fait l’expérience de l’Ehpad, lieu mortifère du grand âge médicalisé, celui de l’impotence, de la dépendance. A contrecœur, elle a été arrachée à sa Maison, où elle espérait passer ses derniers jours, demeure familiale adorée au-delà du raisonnable, pour laquelle elle a sacrifié jusqu’à l’amour. La vieille dame se soumet désormais à une existence dépourvue de chaleur à peine troublée par le défilé des médecins et des aides-soignantes. Pour pallier au renoncement, elle se souvient, mémoire imparfaite, le temps idéalisé de l’enfance au sein de cette Maison édifiée par son arrière-arrière-grand-père. Elle se remémore les grandes vacances en famille, avec Petite Mère et Petit Père, ses deux sœurs, l’aînée Louisa à la beauté fracassante, la benjamine sa complice Harriett, son frère Klaus le musicien, les oncles et les tantes, les cousins. A la mort de la mère, Isadora devient la gardienne du temple, de la demeure. Peu à peu les liens familiaux se dénouent. Aux départs, éloignements volontaires, succèdent les disparitions tragiques. Isadora demeure, toujours plus attachée à cette bâtisse, tandis que les autres s’effacent. Dans la Maison rassurante, familière, le silence remplace les rires des enfants. La tristesse et la solitude contrastent avec la vivacité du souvenir. 

Premier roman d’une jeune professeure de lettres qui exerce dans un lycée rennais, « Les guerres précieuses », texte contemplatif, récit doux-amer, interroge la vérité des êtres dans leurs obsessions intimes, au cœur de la mémoire. Perrine Triper restitue dans un foisonnement de détails, les bruit, les odeurs, les sensations comme autant de strates du souvenir. A cette minutie de miniaturiste, elle associe une puissance stylique, langue ciselée, élégante. Précision, volupté des mots, Perrine Tripier écrit en peintre. Sa prose impressionniste toute de couleur, de lumière, capture l’empreinte de l’éphémère dans les paysages la mémoire.

Architecture cyclique, chronologie diffractée, les quatre saisons rythment la narration. Le printemps liberté de l’enfance, temps de l’insouciance est aussi celui de l’ennui heureux. L’été, l’adolescence, apporte le trouble, la plénitude de la nature dans la chaleur estivale. Vient ensuite le désenchantement, l’automne lugubre, l’âge adulte frappé par les drames de l’existence, inhérents à la condition humaine. La vieillesse s’avance avec l’hiver, le temps assassin, la Maison et le corps frappés de décrépitude, le froid terrible de la solitude, le poids physique et moral des années. 

Sous la plume de Perrine Tripier, les souvenirs se déplient, se déploient. Le récit initié dans l’enfance, sans précision temporelle, souligne l’universalité de cette expérience, la capacité d’émerveillement intacte, la tendresse particulière de cet âge. Nostalgie sans pathos, le souvenir s’impose à Isadora la narratrice comme une échappatoire au présent douloureux. Une prégnante mélancolie a fait place à la joie lumineuse de la jeunesse. Hantée par le bonheur disparu et par les peines, Isadora, personnage complexe, ambigu, idéalise cet âge révolu à jamais. Pour surmonter le chagrin, elle choisit de cristalliser ses éternels étés. Elle ressasse, remonte avec obstination le fil de son histoire au point d’en déformer la réalité. 

A travers les récits presque névrotiques de la vieille dame, la romancière décrypte la construction d’un être ambivalent, son refus du bonheur. Isadora a cédé à la tentation du repli. La demeure familiale est devenue un sacerdoce. Ferveur quasi mystique de moniale, attachement indéfectible à une enfance fantasmée, Isadora entretient le culte du souvenir et de la Maison. Elle s’oublie et oublie de vivre. La force vitale disparue, elle expérimente la fugacité de la vie, l’amenuisement physique, l’impermanence des choses, la finitude. Inconsolée des deuils impossibles, au bord de l’abîme, Isadora trouve pourtant la voie de la réconciliation avec son passé pour vivre un présent apaisé. Justesse du propos, sensibilité et tout au bout l’espoir. Un très beau roman.

Les guerres précieuses - Perrine Tripier - Editions Gallimard



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.