Ailleurs : Abbaye de Jumièges, "la plus belle ruine de France" selon Victor Hugo, exemple précieux de la transition entre les architectures carolingienne et romane

 

Les ruines de l’abbaye de Jumièges, près de Rouen, nichent au creux d’une boucle du fleuve. Fleuron de l’architecture religieuse en Seine-Maritime, étape incontournable de la route des abbayes normandes, ces vestiges, racontent neuf siècles d’histoire. La magie des lieux tient notamment à leur renaissance au XIXème siècle sous l’impulsion des Romantiques épris de leur mystère. L’ampleur du site, joyau de l'art roman, témoigne de l’importance et de la prospérité du monastère. Les éléments préservés du cloître, des bâtiments conventuels, de l'église abbatiale illustrent la transition entre architectures carolingienne et romane au Xème siècle. Fondée vers 654 par saint Philibert, ruinée par les Vikings en 841, l’abbaye originelle, victime des raids répétés de Rollon, chef de guerre scandinave, est un temps abandonnée à la fin du IXème siècle. Le premier duc de Normandie, Guillaume Longue Epée la relève en 928. L’abbaye de Jumièges devient un centre intellectuel de tout premier plan entre le XIIIème et le XIVème siècle. Nationalisée à la Révolution, démantelée, l’abbaye de Jumièges devient une carrière de pierres. L’intervention de notables locaux et d’artistes à partir de 1824 sauve les derniers vestiges du site qui désormais fait l’objet d’une valorisation. « La plus belle ruine de France » selon Victor Hugo est également le plus célèbre monastère bénédictin de Normandie.

Aujourd’hui, au nord-ouest de la propriété se trouve le logis abbatial, petit manoir de style classique avec toiture à la Mansart qui a remplacé l’ancienne résidence médiévale des abbés commendataires de Jumièges au XVIIème siècle. L’abbatiale Notre-Dame, grande église romane consacrée le 1er juillet 1067, en présence de Guillaume le Conquérant, désormais à ciel ouvert est dominée par ses deux tours jumelles hautes de quarante-six mètres. La nef à trois niveaux s’élève à vingt-sept mètres. Chœur à découvert, piliers à colonnettes de style gothique, blancheur du calcaire, une seule chapelle préservée sur les sept originelles demeure. Rares vestiges carolingiens, la discrète église Saint-Pierre antérieure, se trouve dans le prolongement du cloître et de la salle capitulaire. L'application 3D disponible sur l'AppleStore propose une visite fascinante de l’abbaye dans son intégrité retrouvée grâce au numérique. 









Entre 650 et 654, Saint Philibert (vers 616-684), fondateur et premier abbé du monastère de Saint-Pierre de Jumièges voyage à travers la France, en Suisse et dans le nord de l'Italie, notamment à Bobbio. Il mène une étude comparative des règles de saint Basile, saint Macaire, saint Benoît et saint Colomban, réflexion dont il extrait sa propre conception de l’idéal monastique. Vers 654, Clovis II (635-657), fils de Dagobert Ier, sous l’influence de son épouse sainte Bathilde (vers 630-680) fait don à saint Philibert de terres appartenant au domaine du fisc royal près de Rouen. Ce dernier crée un monastère soumis à sa vision proche de la règle de saint Colomban. 

L’abbaye obéit à la règle de saint Benoît dès la fin du VIIème siècle. Selon la légende apocryphe des « énervés de Jumièges », l’abbaye aurait accueilli les fils renégats de Clovis II à la suite de leur mutilation pour rébellion contre leur père. Le 24 mai 841, les Vikings incendient le monastère carolingien. Par la suite raids et pillages se multiplient, les religieux abandonnent l’abbaye de Jumièges pour se réfugier au prieuré d’Haspres près de Cambrai où ils emportent avec eux reliques et manuscrits précieux.

La renaissance de l’abbaye de Jumièges débute en 928, lorsqu’elle est relevée sous l’impulsion de Guillaume Ier de Normandie, dit Guillaume Longue Epée. Vers 930-940 les moines bénédictins de l’abbaye de Saint Cyprien de Poitiers s’attachent à restaurer une partie des bâtiments. Mais le monastère est à nouveau pillé au lendemain de la mort du duc.  









Guillaume de Volpiano (962-1031) qui devient abbé de Jumièges en 1015 sera l’acteur principal de son renouveau. Réformateur liturgique piémontais, homme de savoir, il fonde et transforme de nombreux monastères, en Normandie, à Fécamp, à Jumièges, à Bernay ou encore Troarn. Le chantier débuté sous la direction de l’abbé Thierry, de 1017 à 1028, prend de l’ampleur de 1040 à 1052 sous la houlette de l’abbé Robert Champart. La grande église abbatiale Notre-Dame est consacrée le 1er juillet 1067 par l'archevêque de Rouen, le bienheureux Maurille en présence de Guillaume le Conquérant (1027-1087).

Lieu d’enseignement au scriptorium réputé, l’abbaye de Jumièges s’illustre par son rayonnement intellectuel et la splendeur de son architecture. Plus haute des églises romanes du duché de Normandie, les fastes de l’abbatiale traduisent la prospérité aux XIIIème et au XIVème siècles de la communauté. Vers 1267-1270, le chœur repensé est doté de sept chapelles. Le transept majeur est reconstruit ainsi qu’une partie de l’église Saint Pierre. 









Insécurité, mises à sac, violence, la Guerre de Cent (1337-1453) marque une phase de déclin. En 1431, l’abbé de Jumièges Nicolas Le Roux prend part au procès de Jeanne d’Arc en sa défaveur. Charles VII y séjourne en 1449/50 alors que la favorite, Agnès Sorel installé au Manoir de la Vigne au Mesnil-sous-Jumièges donne naissance à un enfant prématuré le 3 février 1450. La fillette ne survit pas, et la mère meurt quelques jours plus tard. Le cœur d’Agnès Sorel est enseveli dans l’abbatiale.

L’abbaye de Jumièges tombe sous le régime commendataire. La gestion calamiteuse amorce une lente déliquescence du monastère à peine freinée par la réforme mauriste au XVIIème siècle. La congrégation de saint Maur rénove alors certains bâtiments. En 1790, en pleine Révolution, l’ordre est dispersé. L’abbaye, bien national, est vendue aux enchères en 1795. A la suite de cette liquidation, le site est transformé en carrière de pierres. Le cloître, le dortoir, le réfectoire sont abattus. 

En 1802, Jean-Baptiste Lefort marchand de bois, originaire de Canteleu, se porte acquéreur de la propriété. Afin d’avancer le démantèlement, il fait exploser à la poudre le chœur et transept. A partir de 1824, le souci de préserver les vestiges permet de mettre fin au saccage. Les romantiques, Victor Hugo, Robert de Lasteyrie, artistes, écrivains, férus d’histoire et de belles ruines locaux se mobilisent pour la sauvegarde de l’abbaye. Un tiers des bâtiments originels demeure alors.








La famille Lepel Cointet, propriétaire du site depuis 1852, constitue un premier musée. L’abbaye de Jumièges est inscrite aux Monuments historique en 1918. Le rachat par l’Etat en 1947 marque un tournant. Les anciens jardins monastiques transformés en parc de quatorze hectares ont fait l’objet d’aménagements paysagers. Ils soulignent le plan en terrasses successives imaginé au XVIIème siècle. La plupart des arbres plantés au début du XXème siècle, tilleuls, hêtres pourpres, pins composent un parc à l’anglaise classé depuis 1947. 

La loi de décentralisation du 13 août 2004 permet de transférer les sites classés aux collectivités locales. En 2007, l’Etat cède la propriété au département de Seine-Maritime. L’abbaye de Jumièges a retrouvé son statut d’épicentre culturel. Outre la beauté des vestiges, le logis abbatial réhabilité et dédié aux arts visuels, photographie, vidéo, propose régulièrement des expositions contemporaines. Le monument accueille chaque année près de quatre-vingt-dix-mille visiteurs.

Abbaye de Jumièges
24 rue Guillaume Le Conquérant - 76480 Jumièges
Tél : 02 35 37 24 02
Horaires : Ouvert tous les jours - Du 15 avril au 15 septembre de 9h30 à 18h30, dernier billet délivré à 18h - Du 16 septembre au 14 avril de 9h30 à 13h et 14h30 à 17h30, derniers billets délivrés à 12h30 et 17h
Fermeture les 1er janvier, 1er mai, 1er et 11 novembre, 25 décembre
L’accès est strictement interdit aux animaux
abbayedejumieges.fr



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.