« Parade », le titre de l’exposition qui se tient au Palais de Tokyo, suggère à la fois le défilé carnavalesque ou militaire et l’art de l’esquive. Il s’agit aussi bien de se montrer que de se défendre. L’ensemble de pièces réunies par Guillaume Leblon construit un récit au cours duquel l’artiste brouille la distinction entre réalité et fiction pour créer des formes en latence. Il inscrit son protocole créatif dans une forme d’archéologie du présent. Le temps qui passe se matérialise par les traces fortuites imprimés sur les matériaux qu’il réutilise.
Né en 1971 à Lille, diplômé des Beaux-Arts de Lyon en 1997, Guillaume Leblon mène des recherches à la Rijksakademie d’Amsterdam de 1999 à 2000. Il s’installe à New York en 2015, et multiplie les résidences au Mexique à Guadalajara entre 2018 et 2022. Exposé, reconnu, en Europe, aux Etats-Unis, il revendique l’héritage de la sculpture américaine des années 1960 et l’art conceptuel. L’architecture moderne, l’abstraction picturale, le cinéma structuraliste l’inspire dans une pratique protéiforme aux médiums variés, sculpture, installation, vidéo, peinture, assemblage. Son utilisation de matériaux recyclés, fait écho à l’Arte Povera.
Collecter, rassembler, entreposer, Guillaume Leblon fait maturer les pièces récupérées dans son atelier ou bien dans le jardin, où elles sont soumises aux aléas de la météo. Il imprime un mouvement d’oscillation entre geste d’assemblage et phénomène de désagrégation. Le temps devient une matière première. Le processus de déréliction inhérent pose la question de la pérennité des œuvres.
Au sol du Palais de Tokyo, se déploie une nouvelle version de l’oeuvre « Face contre terre » (2010-2022) parquet marqueté à partir d’éléments collectés, prélevés sur des meubles récupérés aux encombrants. Invitation à la promenade, à la flânerie, Guillaume Leblon fait déambuler le visiteur sur son installation. Nous arpentons les espaces mentaux matérialisés. Chaque élément de cette mosaïque recyclée porte en lui des souvenirs, autant d’évocation de vies et d’intimités dont nous ignorons tout. Hors-champs suggérés, le souvenir des corps inconnus stimule l’imaginaire et l’inconscient. L’artiste soumet des matériaux de rebut, désormais socle pour les autres œuvres, à l’épreuve du temps, de l’usure liée à l’utilisation nouvelle. La stratification de la mémoire, celle lacunaire de ces objets réemployés, celle à venir des perceptions présentes altérées par le travail du plasticien, éclaire le concept des cycles création, érosion, réinvention.
Par cette exploration du désordre croissant, du chaos de la dégradation, Guillaume Leblon revisite le concept d’entropie expérimenté par Robert Smithson. L’art affirme sa présence au cœur du chaos, matérialise le temps et l’espace. Le pittoresque, symptôme de la déliquescence embrasse la réalité symbolique de toutes les érosions physiques comme intellectuelles. L’artiste accumule les traces, transforme les signes pour leurs effets scéniques ornementaux, des circonvolutions esthétiques. Il propose d’habiter plutôt que de comprendre, poésie formelle délurée détachée du sens.
Dialectique de l’incarnation, Guillaume Leblon est fasciné par la mémoire organique des objets. Les images oubliées, fantômes, croisent le passé et le présent. Guillaume Leblon associe les transformations naturelles, les phénomènes d’usure de délabrement et celles induites par la main de l’Homme. Il joue de la décrépitude, abolit le temps. Paradoxe des imaginaires, il accomplit la dégradation des matériaux dans un processus de prélèvement du réel à un niveau élémentaire.
Par le geste artistique, avec humour, ironie, tendresse, il révèle ce qui est enfoui dans la matière, la mémoire des objets, les spectres. Son approche matérielle initie des connexions entre la forme et le contenu. « Jacket of a politician » (2013) trouble par ses deux faces symboliques. La veste dont les manches plongées au préalable dans le plâtre sont rigidifiées évoque à la fois l’empêchement et une possible corruption de l’homme politique auquel elle appartenait.
La grande inventivité plastique de Guillaume Leblon nourrit des dramaturgies alternatives originales. Sa conception scénique du paysage, théâtre des formes et de la matière, transforme la perception de l’espace. Les échelles cohabitent. Les œuvres, le lieu et les spectateurs interagissent, nouent une relation concrète. La complexité des liens narratifs capture les perturbations mélancoliques, ouvre des lignes de fuite.
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