ll y a trente ans, de 1983 à 1990, Jean Rouaud a tenu un kiosque à journaux au 101 rue de Flandre dans le XIXème arrondissement. Durant ces sept années, l'écrivain en devenir s'installe chaque jour à ce poste d’observation auprès de P. le vétéran de la vente de journaux, anarcho-libertaire dqui noie ses blessures intimes dans des cuites épiques. L'habitacle, réduit exigu, dépourvu de confort, de commodités offre des conditions de travail difficiles. Sans chauffage ni toilettes. L'été, la chaleur est étouffante, l'hiver le froid glacial. Le kiosque autour duquel se noue le lien social est incontournable. Le monde vient à lui, condensé d'humanité, épicentre de la vie de quartier. Les gens s'arrêtent pour discuter, s'intéressent à la parole d'autrui. Les rencontres fugitives amorcent de grands débats devant les unes des journaux. Les habitués de toutes origines, de toutes les couleurs politiques, viennent donner leur avis, se réunissent pour commenter les dernières nouvelles du monde, la guerre en Yougoslavie, la controverse de la pyramide du Louvre, l'affaire du Rainbow Warrior. Il y a la vieille dame et son épagneul atrabilaire, Chirac le SDF qui attend que la Mairie de Paris lui propose un logement, Norbert son acolyte, M le peintre maudit, Mehmet et ses pronostics hippiques, le vieux lecteur de l'Aurore qui refuse d'admettre que depuis le rachat par le groupe de Robert Hersant, le journal est un clone du Figaro... La nuit, Jean Rouaud se penche sur son manuscrit et s'angoisse d'être jamais publié.
Chronique du quotidien d'un marchand de journaux, récit d'initiation rieur et nostalgique, "Kiosque" retrace les années d'apprentissage de Jean Rouaud. L'existence de ce dernier est bouleversée lorsque son premier roman "Les champs d'honneur" est distingué par le prix Goncourt en novembre 1990. Avant cet événement, il a connu un parcours atypique. Ce cinquième volet d'une série autobiographique "La Vie poétique" revient sur son enfance, orphelin issu d'un milieu modeste rural, évoque son arrivée à Paris et ses débuts au kiosque, où il apprend les usages, initié par un vieil original libertaire.
Cette carte postale d'un temps révolu agit comme une capsule temporaire nostalgique. Depuis le quartier a muté radicalement, la rue est devenue une avenue, le kiosque a disparu. Les années 1980, époque sans internet, avant la vague numérique, marquent l'instant de basculement vers un monde nouveau. La presse écrite vit ses derniers instants d'un âge d'or. Plus de trois mille titres sont proposés en kiosque.
Humaniste, P. commande la lettre d'information en yiddish lue par un seul client, rescapé de la Shoah. Il dispose le dernier Gai Pied à portée de main afin d'éviter au client timide d'avoir à le demander. Il est fier de proposer des mensuels rares, tel ce magazine monarchiste dont il fait malencontreusement fuir le lecteur en affichant des opinons de gauche trop radicales. Souvenirs, anecdotes, galerie de personnages savoureux, Jean Rouaud capture des saynètes, retranscrit des instantanés de vie.
L'hommage vibrant aux gens de la rue traduit son goût pour la marginalité, les excentriques, les désaxés. Il restitue la vie de quartier qui semble graviter autour du kiosque. Le romancier saisit dans ses nuances, ses folklores, toute la diversité de l'Est parisien. Il décrypte un concentré d'humanité, de parcours cabossés.
Jean Rouaud raconte son statut paradoxal d'écrivain-kiosquier, son inquiétude de l'échec littéraire et la possibilité de rester définitivement cantonné à ce poste, faute de succès. Il ne possède pas alors les clefs du microcosme germanopratin de l'édition et les refus de manuscrits se multiplient. La reconnaissance tarde.
Histoire de Paris, versant populaire, "Kiosque" s'attache aux personnalités, aux habitants du quartier, reflet émouvant de la condition humaine, écho d'un monde disparu.
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
Enregistrer un commentaire