Dans les années 1980, Vernon Subutex était une figure incontournable de la scène punk-rock. Disquaire de la contre-culture, il prêchait la bonne parole au sein de sa célèbre boutique Revolver. La dématérialisation de la musique, la révolution numérique ont sonné le glas de son activité. En plein crise du disque, Vernon n’a trouvé de réinsertion possible. Depuis il survit, petites combines, revente de sa collection personnelle de vinyle et d’affiches et débrouille. Il mène une existence à la marge depuis qu’il a perdu son métier. Toutes ces années, il a pu compter sur Alex Bleach, un ami d’enfance, rock star planétaire, qui réglait son loyer pour l’aider. Lorsque le musicien meurt d’une overdose, il laisse à Vernon une vidéo testament que l’ancien disquaire dévasté se refuse à regarder. Expulsé de son appartement, sans domicile, il reprend contact avec d’anciens amis, ceux qui ont tourné la page de leur jeunesse rebelle. La vie n’a épargné personne. Ils ont abandonné leurs idéaux anarchistes et ne sont plus que ressentiment, aigreur, médiocrité. Vernon squatte les canapés des uns des autres. Leur patience s’amenuise tandis que la situation se pérennise. Il dérange leur confort petit bourgeois et finit dans la rue.
Avec cette adaptation théâtrale du premier tome de la trilogie « Vernon Subutex », roman de Virginie Despentes publié en 2015, le metteur en scène allemand Thomas Ostemeier, co-directeur artistique de la Schaubühne à Berlin, renoue avec son appétence particulière pour la littérature contemporaine française. Après « Retour à Reims » de Didier Eribon en 2017, « Histoire de la violence » d’Edouard Louis en 2020, il s’attaque au texte affûté, rageur de Despentes, portait au vitriol de la société contemporaine. La pièce interroge l’identité, le genre, les formes de domination, la brutalité de l’époque. Cette fresque naturaliste, âpre et crue, déjà adaptée en série pour Canal + avec Romain en 2019, en bande-dessinée par Luz en 2020, prend une envergure alternative sur la scène de l’Odéon - Théâtre de l’Europe dans une version en allemand surtitré en français, (en anglais le 25 juin), interprétée par la troupe de la Schaubühne.
Thomas Ostemeier renoue avec un ancrage politique engagé dans un récit choral désenchanté, porteur d’une esthétique radicale. Fidèle au texte originel, cette critique du libéralisme questionne la notion de classe sociale par le biais d’un spectre sociologique étendu, une galerie de personnages somme toute assez peu sympathiques, incarnation du renoncement, du formatage des individus. Prolos et bourges, quadra et quinqua dépassés, rentrés dans le rang après une jeunesse rebelle dans les milieux de la contre-culture, des vingtenaires en quête d’identité fourvoyés, illustrent la fin d’une ère, la déconstruction des liens, les clivages sociaux, les inégalités, les mécanismes de la violence exercée sur les classes populaires.
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