Au cœur des quartiers défavorisés d’une ville du Nord de l’Inde se trouve La Ruelle, venelle insalubre bordée de cellules spartiates où vivent et travaillent les prostituées. Rejetées par leurs parents, contraintes par la misère, elles subviennent à leurs besoins et parfois à ceux de leur famille en exerçant le plus vieux métier du monde. Veena a fait de sa colère rentrée une armure, incapable désormais de manifester de l’amour. Son enfant dont elle ne voulait pas, à qui elle a refusé de donner un nom, s’en est trouvé un toute seule, Chinti, la fourmi en hindi. La fillette vit dans la cloison de leur logement. Elle a appris à se taire lorsque les clients passent. Mais la gamine de dix ans malaimée par sa mère, représente la lumière, l’innocence et l’espoir d’un possible avenir pour les femmes de la ruelle. Elle est prise sous son aile par Sadhana, une femme transexuelle de la communauté des hijras, au parcours de douleur. Bientôt, Veena fait la connaissance d’un nouvel homme qui a de l’argent. Shivnath, maître spirituel mégalo qui se prend pour un dieu, a reçu un temple en héritage. Gourou sans foi, faux dévot corrompu, il mène existence une fastueuse sous couvert de sa fonction. Il fréquente assidument la Ruelle où il explore son goût pour la transgression, en quête de plaisirs profanes. Lorsqu’il croise le chemin de la petite Chinti, Shivnath s’invente une révélation pour justifier son désir. Malgré la résistance de Veena, il enlève l’enfant pour en abuser. Les prostituées se révoltent contre l’insoutenable idée qu’il puisse la violenter. La Ruelle s’unit pour sauver Chinti des griffes de ce monstre.
Ananda Devi s’est inspirée de son expérience auprès d’une association à Calcutta, qui travaille auprès des prostituées du quartier de Kalighat et de leurs enfants afin de construire ce roman puissant. « Le rire des déesses » puise aux sources de la fable, celle de l’ogre dévoreur d’enfant, en y ajoutant les éléments de la mythologie hindoue, les dieux, les pratiques religieuses. La romancière ancre ce conte contemporain dans un contexte réaliste saisissant, décor d’une ville indienne non identifiée. Ce texte puissant, mélopée vibrante, rend leur voix aux invisibles, les femmes anonymes de la Ruelle. Les prostituées vivent exclues dans un monde à part, microcosme à la marge, existence de parias. Par la description de ces parcours brisés, Ananda Devi évoque la condition de toutes les femmes indiennes dans une société qui les méprise, les exploite, tandis que les hommes semblent cantonnés dans un rôle de prédation. Shivnath après avoir désiré le corps des femmes, s’en prend aux enfants.
Ananda Devi aborde la question du genre par le biais d’une tradition indienne ancestrale. Le personnage de la narratrice, Sadhana, femme née dans un corps d’homme, a été rejetée à l’adolescence par sa famille bourgeoise. Elle s’est réfugiée auprès d’une communauté particulière qui vit en vase clos, les hijras. Depuis l’antiquité, les transexuelles, les eunuques et les intersexes, sont considérés comme le troisième genre en Inde. Objets de fascination mais aussi de rejet, elles interviennent lors de certaines cérémonies afin de porter bonheur. L’Inde des traditions apparaît dans la transe collective des pèlerinages hindous vers la ville sainte de Bénarès, au bord du Gange. Les fidèles se baignent pour se purifier dans le fleuve sacré, l’un des plus pollués au monde où flottent des cadavres. Seuls les hommes ont le droit à la rédemption en se plongeant dans l’eau.
La sensorialité traduit les ambivalences, les contradictions de l’Inde. Le parfum des fleurs peine à concurrencer les effluves méphitiques de la ruelle. Les couleurs, les chants, et la musicalité des mots disent les excès et les paradoxes. Le pays revendique une essence spirituelle mais le poids de la religion stigmatise toute une partie de la population. Sans remise en question la foi aveugle mène à l’intégrisme. Le système des castes consiste à marginaliser sans espoir certaines catégories de personnes. Les riches ne manifestent que de l’indifférence envers les plus pauvres. Les discriminations dont sont victimes les femmes, l’analphabétisme contribuent à favoriser l’importance de la prostitution, les trafics d’êtres humains ainsi que la pédocriminalité.
Ananda Devi ouvre la voie d’une émancipation possible par la sororité, la solidarité des femmes dans leur destin douloureux. Marquées par la précarité, les mauvais traitements, la prostitution est leur seul moyen de survie. Un choix irréversible qui les condamne devant la société des hommes. Chinti l’enfant représente la beauté, la grâce, l’espoir face à l’horreur de leur condition, la laideur, l’abjection. Elle est la possible réhabilitation.
Le rire des déesses - Ananda Devi - Editions Grasset
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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