Jean Dubuffet (1901-1985), figure majeure de l’art du XXème siècle, iconoclaste inclassable, a revendiqué tout au long de sa carrière une indépendance d’esprit radicale. Réfractaire aux normes culturelles, farouche opposant aux institutions, il a suscité querelles et controverses au sein des académies. Cet ami des écrivains, proche de Jean Paulhan, a toujours refusé d’intégrer les cercles de la création plastique des écoles et des courants officiels. Théoricien de l’art brut, terme inventé en 1945, il n’a cessé de chercher à faire connaître l’art des fous, des spirites et les expressions artistiques spontanées détachées des influences de l’art officiel. Au contact de ces créateurs à la marge, Dubuffet se détache des canons de l’histoire de l’art et embrasse une liberté formelle inédite. Il explore les textures, la matière, papier mâché, terre, sable, réinvente le geste artistique. Rebelle, il s’émancipe de tous les académismes. Il affiche son mépris pour la culture dominante, préférant chercher la vérité de l’art dans l’inattendu, le surgissement. « Le vrai art est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. » La versatilité de son travail se nourrit d’une conception alternative de l’art. La Fondation Pierre Gianadda à Martigny en Suisse propose une ambitieuse rétrospective, sous la houlette de Sophie Duplaix, commissaire d’exposition, en partenariat avec le Musée National d’art Moderne Centre Pompidou Paris dont les œuvres sont issues de la succession du peintre, dation de Pierre Matisse et la donation de Daniel Cordier, ainsi que des prêts de la Fondation Dubuffet. Une centaine d’œuvres, productions majeures, chefs-d’œuvre iconiques, toiles, dessins, sculptures sont présentées à l’occasion de cet événement. L’exposition puissante et resserrée retrace l’avènement d’un créateur unique, un solitaire insoumis.
A la Fondation Pierre Gianadda, la rétrospective consacrée à Jean Dubuffet éclaire le processus et l’évolution de sa pratique artistique durant cinq décennies de création. L’accrochage exceptionnel traduit l’élan vital, fil rouge explicité des séries successives les plus marquantes. La juxtaposition offre une relecture unique du travail de Dubuffet, la puissance inventive, les expérimentations, le renouvellement perpétuel. Le parcours donne à comprendre les contradictions apparentes et illustre les préoccupations plastiques d’un artiste tout habité de la complexité d’une oeuvre protéiforme foisonnante. L’exposition souligne la façon dont Jean Dubuffet tend à épuiser les sujets, les thématiques dans un processus d’évolution du style au gré de séquences successives fascinantes. Prolifique, il a produit plus de dix mille œuvres répertoriées parmi lesquelles quatre mille toiles. La rétrospective articulée autour d’ensembles majeurs, selon un déroulé chronologique et thématique, rend compte des différents aspects, les décalages, les variations de registre
Issu d’une famille de négociants en vin, Jean Dubuffet se passionne très tôt pour les arts plastiques. Il suit les cours de l’École supérieure d'art et design Le Havre-Rouen puis à l’Académie Julian à Paris avant d’opter pour la voie autodidacte. En parallèle, il fait ses débuts professionnels au sein de l’affaire familiale. A la suite de son premier mariage, il créé un commerce de vins en gros dans le dans le quartier de Bercy. Dès 1934, il met son entreprise en gérance afin de se concentrer sur son art. Cette carrière contrariée, il se résout à travailler à nouveau dans le commerce. En 1942, il a quarante-et-un ans et décide de se consacrer exclusivement à sa pratique artistique. Cette troisième tentative est enfin couronnée de succès. En 1944, il expose pour la première fois à la galerie René Drouin place Vendôme, monstration où figurent « Campagne heureuse » et « Jazz band ». La diversité des œuvres présentées à la Fondation Pierre Gianadda illustre la créativité d’un artiste singulier, dont l’audace, l’originalité choque ses contemporains dès ce premier pas.
L’intérêt de Jean Dubuffet pour les dessins d’enfants, les graffitis, la spontanéité des productions artistiques hors contexte académique le pousse à théoriser le concept d’art brut, terme qu’il diffuse à partir de 1945. A l’occasion de ses premiers voyages de prospection en Suisse et en France, Jean Dubuffet parcourt les hôpitaux psychiatriques, les prisons en quête d’une production à la marge. Par le biais de sa passion de collectionneur, il noue des liens singuliers avec les artistes de l’art brut, indemnes de culture artistique. Il réunit une riche collection, propriété de la Compagnie de l'art brut fondée en 1948. Dubuffet envisage de faire don à la Ville de Paris de cet ensemble, quatre-mille-cinq-cents œuvres et cent-quarante-cinq artistes, mais l’administration française renâcle. Il prend la décision d’offrir ce fonds unique à la ville de Lausanne où la collection est installée au château de Beaulieu. L’espace est inauguré en 1976.
Plus proches des milieux littéraires que des milieux de la production plastique, Jean Dubuffet rend hommage à ses amis, parmi lesquels Francis Ponge, Jean Paulhan, Georges Limbour, Paul Léautaud, Jean Fautrier, Henri Michaux, Antonin Artaud, André Dhôtel, Charles-Albert Cingria, Michel Tapié, Joë Bousquet, Henri Calet, Jules Supervielle, en réalisant entre 1945 et 1947, une série « Portraits par Dubuffet ». André Pieyre de Mandiargues qualifie le style de « tendresse barbare ». « Le portrait de Dhôtel nuancé d’abricot » en 1947 appartient à ce cycle. Jean Dubuffet est l’auteur d’une production littéraire importante. Le parcours de l’exposition à La Fondation Pierre Gianadda est ponctué de citations, d’aphorismes. Premier commentateur de son travail, Dubuffet a développé ses théories artistiques dans les quatre tomes de « Prospectus et tous écrits suivants ». Son abondante correspondance avec des penseurs, des critiques, des écrivains notamment Jean Paulhan et Georges Limbour, éclaire son
Inspiré par l’art brut, Jean Dubuffet renonce à l’ordre esthétique, aux perspectives. Sa quête embrasse l’expression décomplexée des images mentales. Ses œuvres s’émancipent des conventions. Au cours des années 1950, il mène des expérimentations radicales sur la déconstruction des formes, telles que la série « Corps de dames » et l’iconique « Métafizyx ». Les « Matériologies » et les études des sols explore la matière, cailloux, terre, feuilles, sable tel que pour « Le Voyageur sans boussole » en 1952. La série « Paysages du mental » ou « Texturologie » invitent à considérer autrement les formes élémentaires, à voir autrement. Les agrégats aléatoires de « Sérénité profuse » et « Messe de terre », livrent des compositions d’une radicalité intemporelle troublante. La « Collection de relevés topographiques » proposent des échantillons de textures.
Les travaux sur papier dessins et gouaches, œuvres fragiles, sont présentées par roulement. La série des « Phénomènes », dix-huit lithographies, distingue la fascination de Dubuffet pour la technique de l’estampe. Il fait installer une presse dans son atelier de Vence. Au cours de cette période de 1955 à 1962, il produit de nombreuses planches « Champ de silence » 1959, « Cadastre » 1960, fruits d’assemblages, d’accidents ou de coïncidences heureuses. La série « La Fleur de Barbe » 1960, poème autographe calligraphié et illustré, traduit son goût des mots, lequel se retrouve dans la jubilation malicieuse des titres. Jean Dubuffet joue avec le sens et les rythmes comme avec les formes et les couleurs.
Dès 1961, les prémices de son cycle le plus célèbre, « L’Hourloupe » convoquent la féérie et le grotesque. En 1962, il invente un nouveau vocabulaire plastique pour peindre « La Grande Gigue » et « Rue Passagère ». Il consacre douze ans à cette approche inédite qu’il expérimente aussi via la peinture, le dessin ou la sculpture, « La Houle du Virtuel » 1963, « Le Train des Pendules » 1965.
« Coucou Bazar » spectacle représenté en 1973 et en 2013 au Musée des arts décoratifs de Paris, se veut « une réanimation des arts statiques ». Jean Dubuffet imagine un ballet de sculptures et de peintures dont la musique est signée İlhan Mimaroğluu, compositeur turc de musique électronique, et la chorégraphie Jean McFaddi. Dubuffet réalise un ensemble de praticables, modules découpés animées par des comédiens, dont trois sont présentés à la Fondation Pierre Gianadda, « Site agité », « Papa Gymnastique », « Le Veilleur ».
La radicalité de la démarche trouve sa pleine expression dans les dernières séries « Théâtres de Mémoire » en 1976 avec un retour à la figuration, la suite « Psycho-site », la série des « Mires », notamment « Mire G 174 (Boléro) », exposée à la Biennale de l’art de Venise en 1984 au Pavillon de France. La rétrospective à la Fondation Pierre Gianadda s’achève sur les plus belles toiles de son ultime série « Non-Lieu », incarnations vibrantes de ses théories esthétiques.
Jean Dubuffet RétrospectiveJusqu’au 6 juin 2022
Fondation Pierre Gianadda
59 rue du Forum - 1920 Martigny - Suisse
Tél : +41 27 722 39 78
Horaires : Ouvert tous les jours - De juin à novembre de 9 h à 19 h - De novembre à juin de 10 h à 18 h
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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