Lundi Librairie : Le noir est une couleur - Grisélidis Réal

 


Au début des années 1960, Grisélidis Réal survit tant bien que mal avec ses deux enfants en posant comme modèle dans les écoles d’art. Elle entretient une relation tumultueuse avec Bill, étudiant en médecine africain-américain. Schizophrène, il est interné dans un asile psychiatrique genevois. Grisélidis parvient à le faire sortir. Tous ensemble ils s’enfuient vers l’Allemagne, à Nuremberg puis à Munich où sont stationnées les troupes américaines. Bill paie pour les chambres éphémères mais inconstant, violent, il mène une vie infernale à Grisélidis. Surveillée par les services sociaux, elle est contrainte de confier ses enfants à des pensionnats. Sans papiers, sans réel domicile fixe, sans aide, elle connaît la faim, la misère noire. A cours d’argent, elle se prostitue auprès des soldats pour survivre. Grisélidis se met en danger, commet des erreurs. La faim la fait accepter des situations périlleuses. Elle arpente les trottoirs, la rue, les bars de jazz pour trouver des clients. La plupart des prostituées refusent d’accueillir les soldats noirs, elle leur ouvre la porte. Elle les préfère aux clients allemands, qui se venge sur les travailleuses du sexe de leur aigreur humiliés, imposent leur perversion, leurs fantasmes malsains. Et parfois les sentiments s’invitent impromptus. Elle s’éprend de Robert Rodwell, soldat ambulancier de l’hôpital militaire. Il fait ressurgir en elle la grande amoureuse. Quand elle n’a plus nulle part où aller, elle est accueillie au campement tzigane à la périphérie de la ville. 

Texte autobiographique puissant, « Le noir est une couleur » livre un témoignage saisissant sur la société à la marge au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Le destin fascinant de Grisélidis Réal, artiste, militante, poétesse et prostituée, embrasse l’émergence des luttes féministes. Anticonformiste, libre et révoltée, travailleuse du sexe indépendante, sans souteneur, cette femme émancipée trace sa propre voie à rebours de la bien-pensance, dans la clandestinité, souvent dans l’illégalité.

Grisélidis Réal née à Lausanne en 1929, a passé son enfance en Egypte et en Grèce. Elle poursuit des études aux Arts déco de Zurich. Peintre, elle subvient à ses besoins en posant dans les écoles d’art. Mère de quatre enfants, elle rejoint l’Allemagne dans les années 1960 où elle se prostitue, connaît la prison pour avoir vendu de l’herbe aux GI. Dès le début des années 1970, militante, elle s’engage pour la cause des travailleurs du sexe. Surnommée « la catin révolutionnaire », elle initie le mouvement pour la reconnaissance du travail des prostituées et fonde une association.  

« Le noir est une couleur », ode à la liberté, document vivant, saisit par son double caractère esthétique et politique. Grisélidis Réal raconte la survie à la marge, la violence, l’âpreté des situations engendrée par le commerce du sexe, l’exploitation, les abus. Elle dit le courage, la force de vie et la résilience des protagonistes. Verve haute en couleur, écriture lyrique, langue crue, elle décrit avec lucidité, humour et authenticité, les excès et les dérives sans jamais s’apitoyer sur son propre sort.

Dans « Le noir est une couleur », Grisélidis Réal évoque sous un jour très négatif ses clients allemands, leurs ridicules, leur cruauté, leur misère sexuelle, êtres pathétiques méprisables. En revanche, elle entretient un lien particulier avec les soldats américains noirs, déclassés, exploités et méprisés par le système. A travers ce texte, elle célèbre la beauté de ses amants, érotise puissamment ces corps masculins noirs, instants de sensualité lumineuse, de passion dévastatrice. 

En creux, le récit trace un tableau sociologique puissant de l’Allemagne en reconstruction au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale : les troupes américaines stationnées à Munich, l’aigreur de la bourgeoisie locale, appauvrie, le souvenir des camps d’extermination, les trafics variés. 

Grisélidis Réal n’épargne pas le lecteur dans un texte aussi lucide que cruel, où le sordide côtoie la lumière. Femme seule, sans papiers, dans un pays étranger, elle ne se décourage jamais malgré la difficulté des conditions de vie, les mauvais traitements, la faim, les maladies vénériennes. Elle noue des amitiés magnifiques, Sonja et Tata, gitans rescapés des camps d’extermination, sa famille de substitution, des liens de sororité avec les filles et Big Mamma Shakespeare la gardienne de la Grande Maison Rouge, l’hôtel de passe où elle s’établit. 

Jusqu’à la fin de sa vie en 2005, Grisélidis Réal a lutté contre les stigmatisations qui frappent les travailleuses du sexe, revendiquant pour elles le droit au respect, celui de travailler dans la rue, d’élever leurs enfants, de vivre avec un homme sans qu’il soit passible de prison pour proxénétisme.

Le noir est une couleur - Grisélidis Réal - Editions Balland - Poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.