Lundi Librairie : Passion simple - Annie Ernaux

 

La narratrice entretient une relation adultère avec A, un homme marié. Originaire des pays de l’Est, il occupe un poste temporaire à Paris. A boit trop, aime les grosses voitures et les soaps américains. Il appartient peut-être à une mission diplomatique, il est peut-être, russe, ukrainien ou tchèque. Elle est prof à l’université, divorcée, mère d’un jeune garçon dont elle partage la garde avec son ex-mari. Durant les quelques mois d’une passion charnelle, elle s’absente au monde, aux autres, à sa vie professionnelle, sociale, familiale. Son quotidien prend forme autour de l’attente, celle qu’A lui fasse signe et daigne la rejoindre. La narratrice comble le temps entre deux rencontres par des ruminations sans fin, de longs préparatifs. Elle invente des surprises, multiplie les attentions, se pare comme un bibelot dans la jouissance du rituel. Passion dévorante, existence phagocytée par des mécanismes obsessionnels, elle interprète les signes, lit l’horoscope, déraisonnable, exaltée, soudain superstitieuse. Un beau jour, A, appelé ailleurs pour le travail, quitte la France avec son épouse. Il signale à peine son départ. Alors que la relation s’éteint dans un non-évènement, la narratrice prend la plume pour revivre, le temps de l’écriture, cette relation, dire l’attente, des appels, des visites en coup de vent, des brèves étreintes, les moments partagés, instants volés. Et puis cette unique fois, les retrouvailles sans lendemain. 

Dans ce récit autofictionnel vibrant et glacé, Annie Ernaux raconte l’asservissement volontaire à sa propre obsession amoureuse et la transgression en tant que femme d’assumer son désir. « Passion simple », court texte, affûté comme une lame, s’attache à retranscrire le bouleversement de cette rencontre inattendue. Factuels, tranchants, les motifs autobiographiques sont auscultés avec une méticulosité clinique. La romancière décrypte la passion, la décortique au fil d’une chronologie reconstituée, fragments rassemblés a posteriori. Annie Ernaux couche sur le papier des instantanés de vie, bribes d’histoire effilochées qui traduisent le surgissement du souvenir. Lorsqu’elle détaille l’attente sans véritable objet, les infinis préparatifs, elle reformule son statut de femme en suspens. Ses questionnements existentiels révèlent la véritable jouissance des instants qui précédent la réunion. Dans « Passion simple », l’écrivaine documente sa pratique de l’écriture. L’écriture blanche, épure absolue jusqu’aux limites de l’aridité, se vit comme le fruit d’un processus de mise à distance. Annie Ernaux évoque le bouillonnement de la chair, l’impatience des corps, dans une sécheresse paradoxale.

La narratrice cède, éperdue, à une passion clandestine, hors du quotidien, et perd le contrôle de sa propre existence. Elle chavire dans une forme de dépendance, s’oublie, s’abandonne à l’autre pour mieux se révéler à soi-même dans un rôle nouveau, celui de femme désirante, mue par des pulsions. Sans jugements moraux, agissements pleinement assumés, elle ausculte les rouages de la relation adultère du point de vue de la maîtresse. Elle se consacre à ses sentiments ambigus, débordée par ce trouble jusqu’à la déraison, le vertige des sens. Annie Ernaux décrit sans fausse pudeur le désir physique et la révélation de la passion, la rupture sans récrimination. Elle n’attendait rien de plus que ces rendez-vous furtifs. 

Les personnages transfigurés par cette histoire de passion sexuelle convoquent la réalité de l’expérience intime, rendue universelle par un processus d’identification fort. L’autrice nous tend un miroir et assume, en 1991, date de parution du livre, sa singularité en décrivant l’homme comme l’objet du désir. Elle s’interroge sur le temps de la passion vécu à l’instar d’une ivresse, une anesthésie au monde, aux autres. Aussi troublant que fascinant.

Passion simple - Annie Ernaux - Editions Gallimard - Poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.