En plein tournage la superproduction, « Les cendres du temps », un film de sabre à gros budget, Wong Kar-wai doit faire face à des avaries, des interruptions répétées et un budget largement dépassé. A l’occasion d’un nouvel incident qui contraint à une pause de trois mois, le réalisateur se change les esprits en réalisant « Chungking Express », oeuvre instinctive et d’une grande liberté du fait de son absence de moyens financiers. L’écriture cinématographique y est conditionnée par les réalités matérielles du tournage. L’urgence de la réalisation, caméra à l’épaule, confère aux images une fluidité étonnante. Wong Kar-wai laisse libre-cours à sa créativité, sens du montage, ellipses narratives et dynamisme de la narration.
Il capte la ville de Hong Kong, élément clé de son propre imaginaire, dans ses métissages, ses lieux les plus authentiques saisit comme des sortes de capsules du souvenir. Le cinéaste se dépêche de capturer les dernières images, avant les grands travaux de transformations menés dans les années 1990. Il laisse la trace sur pellicule de la mémoire vibrante de son enfance, la péninsule de Kowloon, les vestiges d’un quartier interlope et vétuste, rasé pour être reconstruit en 1993. Foisonnement de formes, de couleurs, le réalisateur fait appel aux sens pour rendre palpable les ambiances de la ville.
Wong Kar-wai suit les âmes errantes de cette cité fascinante au fil d’un imaginaire marqué par l’idée des solitudes urbaines, atmosphères paradoxales, poisseuses et oniriques, étranges et réalistes. Dans « Chungking Express », il donne à voir les deux rives de Hong Kong. Le premier segment du film se déroule dans les quartiers monde de Tsim Sha Tsui et Lan Kwai Fong, deux quartiers cosmopolites au sud de Kowloon. Vie nocturne grouillante, brassage des communautés et forte criminalité, apparaissent comme autant d’éléments propices à la fiction. Dans la moiteur étouffante, il saisit les rues la nuit éclairées par les néons, les stands de street food, les trafics variés, les galeries labyrinthiques, les gargotes et les hôtels louches. La seconde partie du film, prend le ferry pour l’île de Hong Kong, ses petits marchés, ses ruelles animées ponctuées d’étals, les bols de nouilles dégustés sur des tréteaux mais aussi Central-Mid-Levels Escalator, le plus long trottoir roulant du monde, les appartements minuscules, les constructions plus anciennes.
Fresque urbaine, « Chungking Express » se déploie dans un chassé-croisé entre deux histoires qui entrent en écho l’une avec l’autre. Wong Kar-wai est parvenu à faire ressentir dans les deux sections de son long-métrage pourtant très différentes, la même nostalgie prégnante, la même mélancolie liée au sentiment amoureux, le même regret de ce qui a été et ce qui aurait pu être. A chaque fois, la blessure de l’amour perdu ne guérit qu’avec l’apparition d’un nouveau sentiment, espoir naissant d’un nouvel objet d’affection. Les personnages tout en désir contenu, en candeur meurtrie et failles révélées, ne parviennent pas à franchir la barrière des non-dits. L’impossibilité d’exprimer le ressenti devient spleen introspectif. La péremption des sentiments est inéluctable. Mosaïque d’images, de sensations, la poésie du film est irrésistible.
Chungking Express de Wong Kar-waiAvec Faye Wong, Tony Leung Chiu-wai, Brigitte Lin, Takeshi Kaneshiro, Valerie Chow, Chen Jinquan, Kwan Lee-na
Sortie le 22 mars 1995
Disponible sur Mubi et La Cinétek
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