Lundi Librairie : Elle a menti pour les ailes - Francesca Serra



A Ilarène, petite ville du Sud de la France, les apparences sont essentielles. Tout le monde se scrute, se juge. Garance Soggoloub est une jeune fille modèle, progéniture couvée d’une mère ex ballerine de l’Opéra à la tête d’une académie de danse à l’ancienne. Comme tous ceux de son âge, l’adolescente documente abondamment son quotidien sur Instagram, Snapchat, Facebook. Elle multiplie selfies et stories, guette l’approbation de ses pairs sous forme de likes, de commentaires aussi dithyrambiques que succincts. La gamine sans histoire vient d’avoir quinze ans et entre en seconde. Elle a bien changé mais elle est la seule à ne pas se rendre compte de son nouveau pouvoir d’attraction. Les regards se tournent de plus en plus vers elle. Mais elle n’a d’yeux que pour Vincent dont elle est amoureuse depuis le collège et qui poursuit désormais ses études après le bac à Grenoble. Elle suit de loin, sur les réseaux sociaux, la vie du petit groupe très en vue auquel il appartient. Il y a Maud la fille la plus populaire du lycée, Salomé la plus lookée, Greg le plus langue de vipère, tous les trois en Terminal et puis Yvan qui a le même âge que Vincent, mais a loupé son bac et travaille avec son père. Un jour, Maud s’abonne au compte Instagram de Garance. Elle l’invite via un event Facebook à sa fameuse soirée d’Halloween. Garance espère tout d’abord se rapprocher de Vincent. Mais elle ne résiste pas à la force d’attraction du groupe. Elle s’accapare leurs codes, accepte les rituels d’initiation implicites. Lorsqu’elle disparaît quelques mois plus tard, c’est la consternation chez les adultes. Les adolescents, eux, savent.

Francesca Serra signe un premier roman d’envergure, une fresque générationnelle à hauteur d’adolescents connectés. Millenial elle-même, l’autrice porte un regard empathique sur la génération suivante surnommée Gen Z ou digital native. Elle décrypte avec une grande finesse les mécaniques de groupe, l’évolution du corps social profondément modifié par l’hyperconnexion. La justesse des observations prend toute son ampleur dans la subtilité des détails qui font sens et donnent chair à ce quotidien de lycéens. Inspirée, Francesca Serra décode les comportements, livrant des instantanés de vie troublant de réalisme, des fulgurances adolescentes vibrantes.

La complexité, la profondeur de cette oeuvre hypnotique soulignent l’acuité du regard, la précision de la pensée. Le récit fragmenté alternant les points de vue et les époques compose un puzzle qui peu à peu se reconstitue en une narration puissante. Plume alerte, précision du style, Francesca varie les registres avec le même bonheur. Elle maîtrise aussi bien le sabire haut en couleur des adolescents sur les réseaux sociaux, leurs tics de langage et leur syntaxe approximative que les amples descriptions lyriques de la nature, dans la seconde partie du roman qui portent en elles une dimension mystique.

Les jeunes gens que décrit Francesca Serra n’ont jamais connu le monde sans Internet. Leur représentation de soi et du monde passe par les réseaux sociaux. Le réel semble insignifiant pour eux. Ils lui préfèrent les constructions mentales projetées sur les réseaux sociaux. Roman initiatique profondément ancré dans l’époque, « Elle a menti pour les ailes » embrasse de nombreux thèmes contemporains, polyamour, body positivity et fat acceptance, troll et cyber harcèlement, violence ordinaire des persécutions en ligne. Francesca Serra aborde en sous-texte l’aspect sociétal de ma révolution numérique. Ces adolescents ont développé une nouvelle forme de culture à part avec ses codes et son langage, parallèle à celle de leurs parents. Dans leur soif inassouvie de reconnaissance, quête de soi dans le regard de l’autre, ils choisissent de mettre en scène l’intime, démultipliant leur propre image filtrée, retouchée. Ils se réinventent tandis que la conscience de soi semble se dissoudre dans les éthers numériques. Les liens réels se distendent se dissolvent comme ceux entre Garance et Souad sa meilleure amie d’enfance. Un processus de socialisation alternatif s’affirme.

Malgré leurs différences, les gamins hyperconnectés de la génération Z connaissent les mêmes dérives que les adolescents de tout temps. La mélancolie prégnante, le spleen, les vulnérabilités les conduisent aux excès en tout genre, parfois jusqu’à la fugue, au suicide. Ils provoquent pour rompre l’ennui et se soumettent au conformisme du groupe. Ils assument leur cruauté, la férocité de leur âge. Il y a les blessures reçues, celles infligées mais aussi l’autodestruction. Sans cesse, ils tentent de repousser les limites pour avoir l’impression d’exister. Les figures tragiques d’ados paumés de Francesca Serra pourraient bien être les enfants de ceux du cinéaste Gregg Araki ou ceux des héros de « Moins que zéro » le roman de Bret Easton Ellis ou encore de la série britannique « Skins ». Le désenchantement est le même. 

Quête de sens, vertige des vies connectées, Francesca Serra peint la révolte existentielle de ces adolescents qui tentent d’affirmer leur présence au monde avec force et justesse. La rédemption viendra d’ailleurs, aux origines de l’homme.

Elle a menti pour les ailes - Francesca Serra - Editions Anne Carrière



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.