Paris : Rue Mallet-Stevens, grand oeuvre de l'architecte, le Mouvement moderne en majesté - XVIème



La rue Mallet-Stevens, dans le quartier d’Auteuil, illustre avec force les théories architecturales et esthétiques développées par Robert Mallet-Stevens (1886-1945) dès 1917. Auteur de l’ensemble du lotissement initial commandité par le riche homme d’affaires Daniel Dreyfus, l’architecte a choisi de déployer la voie sur le modèle des villas parisiennes. L’impasse inaugurée le 20 juillet 1927 débute au numéro 9 de la rue du Docteur Blanche. Page d’histoire à ciel ouvert du mouvement moderne, elle incarne l’élan de renouveau formel de l’architecture résidentielle durant l’Entre-deux-guerres à Paris. La séquence homogène conçue comme un espace en creux sculpté par l’architecte, est l’une des oeuvres majeures de Robert Mallet-Stevens. Chaque résidence privée - cinq hôtels et une maison de gardien - appartient à un grand ensemble, un corps architectural indivisible. Lors de la construction, Mallet-Stevens emploie des matériaux innovants, notamment le béton armé dont les propriétés techniques permettent de dégager d'amples espaces. Les volumes cubiques et cylindriques percés de vastes baies vitrées sont surmontés de toits terrasses disposées en gradin. A l’audace des formes, s’ajoute la pureté des façades lisses recouvertes d’un enduit blanc. L’architecte met son talent, son sens de l’espace et son goût pour la lumière naturelle, au service d’une modernité rationnelle, fonctionnelle, universelle.








Issu d’un milieu privilégié, Robert Mallet-Stevens grandit dans une famille aisée de collectionneurs d’art. Il est notamment le neveu de Suzanne Stevens, l’épouse du financier belge Adolphe Stoclet qui de 1905 à 1910 fait édifier un palais à son nom à Bruxelles par l’architecte Josef Hoffmann, l’un des fondateurs de la Sécession viennoise. Grand admirateur de ce mouvement, le jeune Mallet-Stevens aura pu au contact de ces avant-gardes développer une vision esthétique particulière. De 1903 à 1906, il suit les cours de l'École spéciale d'architecture de Paris mais développe un intérêt pour l’ensemble des expressions artistiques.  

Designer de mobilier en vogue, décorateur de cinéma réputé pour Marcel L'Herbier ou Jean Renoir, Robert Mallet-Stevens ne trouve que tardivement la pleine expression de sa vocation d’architecte. Au lendemain de la Grande Guerre, il s’engage sur des chantiers d’envergure commandités par des connaissances fortunées de la haute société. Dès 1919, il est reconnu en tant que figure montante du style moderne, statut que confirme la publication en 1922 aux éditions Massin, d’un portfolio de trente-deux dessins réalisés entre 1917 et 1922, « Une cité moderne ». Mallet-Stevens y invente sa ville idéale avec cinéma, banque, musée, halles, pavillon de sports, palais de justice, maisons ouvrières, hôtel de voyageurs, mairie, arrêt de tramway, église et immeuble de rapport. 

De 1921 à 1923, il entreprend la construction de la villa Paul Poiret à Mézy-sur-Seine dans les Yvelines. En raison de la faillite du couturier, le chantier est arrêté et le projet demeure inachevé jusqu'au rachat de la villa en 1930 par l'actrice Elvire Popesco. Charles et Marie-Laure de Noailles lui confie la réalisation de la Villa Noailles à Hyères dont la construction s’étend de 1923 à 1928, complétée par la création d’extensions jusqu’en 1933.








En 1924, Robert Mallet-Stevens fait la connaissance de Daniel Dreyfus, banquier, héritier d’une famille de riches commerçants, pour lequel il entreprend la rénovation de l’hôtel des Roches Noires à Trouville.  Ensemble, Mallet-Stevens et Dreyfus, propriétaire d’un terrain de 3 827 m2, situé derrière son hôtel particulier de la rue de l’Assomption, conçoivent un vaste projet architectural, unique en son genre. L’homme d’affaires convainc ses proches, des artistes fortunés d’investir dans une copropriété pensée à l’échelle d’une rue. 

Robert Mallet-Stevens qui cofondera en 1929, l’Union des artistes modernes, l’UAM, avec Jan et Joël Martel, Charlotte Perriand et Gustave Miklos, a déjà en tête les préceptes esthétiques d’un courant embrassant architecture, design et sculpture monumentale. Le mouvement moderne s’inscrit dans un dépouillement décoratif, à l’opposé des valeurs bourgeoises traditionnelles. Ce décor simplifié des Arts Déco pour lesquels « les volumes comptent plus que les détails constructifs » valorise la fonctionnalité d’un design industriel, le renouveau de la structure même grâce aux matériaux innovants du béton et du métal.







Dans la rue qui porte son nom, Robert Mallet-Stevens conçoit l’ensemble du bâti, cinq hôtels particuliers, de volumes différents mais au style homogène, et une maison de gardien au fond de l’impasse. L’unité esthétique s’exprime dans l’agencement de cubes et de cylindres, empilements et porte à faux, jeux de volumes. Les socles unifiés en béton striés horizontalement, les plates-bandes et lampadaires identiques, le même enduit lisse et blanc pour tous les bâtiments, absence de décoration superficielle, confèrent à l’ensemble un sentiment d’harmonie. Les formes sculpturales s’approchent du vocabulaire plastique des artistes cubistes et abstraits.

L’architecte définit ainsi son projet né en 1925 et mis en oeuvre de 1926 à 1927 : « Aucun commerce n’y est autorisé. Elle est exclusivement réservée à l’habitation, au repos ; on doit y trouver un calme réel, loin du mouvement et de bruit, et son aspect même, par sa structure générale, doit évoquer la placidité sans tristesse ? Une rue peut être gaie, joyeuse même, tout en étant reposante. »








Dans le journal Excelsior, à l’occasion de l’inauguration de la rue, le reporter Roger Valbelle célèbre le triomphe de la ligne droite, les matériaux simples et les dispositions particulières de ces hôtels particuliers à terrasses superposées, de ces logements conçus dans un souci de faciliter la vie leurs habitants. La technicité des matériaux permet la création des volumes très généreux typiques de l’architecture Art déco, intérieur comme extérieur. Les résidences sont marquées par des hauteurs de plafond démesurées, des escaliers monumentaux. 

Mallet-Stevens porte une attention particulière à la luminosité et imagine des fenêtres de grandes dimensions, des puits de lumière. Le mobilier intégré, dessiné en fonction de l’architecture, casiers, cuisines, salles d’eau, illustre l’esprit pratique d’une fonctionnalité moderniste. Robert Mallet-Stevens fait intervenir Pierre Charreau, Charlotte Perriand, Gabriel Guévrékian.  









Chauffage central, eau chaude et éclairage, téléphone intérieur dans chaque pièce, monte-plats, sirènes anti-effraction, confortent l’idée d’installations à la pointe. Les vitraux des cages d’escaliers et des portes sont exécutés par le maître verrier Louis Barillet tandis que le jeune Jean Prouvé repéré par hasard sur photographies de son travail par l’architecte, réalise la ferronnerie. Ce chantier est l’une de ses premières réalisations d’envergure.

La rue Mallet-Stevens comporte douze numéros. Eclairée originellement par trois lampadaires électriques à miroirs paraboliques, cubes étagés réglé sur une minuterie horaire imaginés par Mallet-Stevens lui-même, elle n’est plus dotée de nos jours que du simple mobilier urbain de la Ville de Paris. Au numéro 12, vaste vaisseau de style paquebot se trouve l’ancien hôtel de Mallet-Stevens dont l’agence située au rez-de-chaussée était accessible depuis la rue du Docteur Blanche. 







Au numéro 10, la maison-atelier des sculpteurs Joël et Jan Martel, auteurs des reliefs du Palais de Chaillot, le monument du jardin Debussy, est le seul bâtiment à avoir conservé ses proportions d’origine. Il est classé aux monuments historiques depuis 1990. L’atelier a été acheté par l’antiquaire Eric Touchaleaume, fondateur de la Galerie 54, au début des années 2000. C’est à son initiative qu’a été installée la fontaine lumineuse, oeuvre de Mallet-Stevens, créée à l’origine pour le jardin cubiste de l’hôtel Casino La Pergola à Saint-Jean-de-Luz en 1927, détruit dans les années 1980. Au numéro 8, l’hôtel particulier de la pianiste madame Adèle Reifenberg a beaucoup souffert des modifications et surélévations entreprises dans les années 1950.

Au fond de l’impasse au numéro 1, la maison du gardien est conçue à l’origine comme simple cube de béton enduit. Elle change d’aspect en 1951 à l’occasion du prolongement de la rue et de l’extension de la maison par l’architecte Henri Gonthier. 








Au numéro 7, l’hôtel Dreyfus la plus petite villa de la rue était équipée d’un ascenseur desservant les étages et les terrasses. Elle a été occupée dès 1929 par Elisabeth de Gramont, femme de lettres engagées, éternelle fiancée de Nathalie Clifford Barney. L’édifice a également été surélevé dans les années 1970. 

Aux numéros 3 et 5, se trouve l’hôtel d’Hélène et Éric Allatini, chorégraphes, scénaristes et producteurs de cinéma. Lieu de rencontre d’artistes et d’écrivains, cette villa devient un lieu d’accueil clandestin pour les réfugiés durant la Seconde Guerre Mondiale. Les Allatini sont arrêtés par la Gestapo française en 1942 puis déportés et assassinés à Auschwitz en 1943.  L’hôtel est transformé en annexe de la rue Lauriston. 

Aux numéros 9 et 11, le projet de Mallet-Stevens n’aboutit pas. L’immeuble d’habitation qui s’y trouve est une construction postérieure. Le site - parcelles, façades toitures, à l’exception des surélévations et des extensions - est désormais protégé par un arrêté du 6 août 1975 et une inscription aux monuments historiques.








« L'architecture moderne peut faire autre chose qu'un bloc compact ; il peut jouer avec une succession de cubes monolithes. La décoration rapportée n'a plus de raison d'être. Ce ne sont plus quelques moulures gravées dans une façade qui accrocheront la lumière, c'est la façade entière. L'architecte sculpte un bloc énorme : la maison. Les saillies, les décrochements rectilignes formeront de grands plans d'ombres et de lumière... Surfaces unies, arêtes vives, courbes nettes, matières polies, angles droits, clarté, ordre. C'est la maison logique et géométrique de demain. » Robert Mallet-Stevens

Rue Mallet Stevens - Paris 16
Accessible au 9 rue du Docteur Blanche



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie. 


Bibliographie 
Le guide du promeneur 16è arrondissement - Marie-Laure Crosnier Leconte - Parigramme
Paris secret et insolite - Rodolphe Trouilleux - Parigramme

Sites référents