Chef-d’œuvre de l’art médiéval, la Tapisserie de l’Apocalypse d’Angers est une pièce unique au monde à la fois par sa virtuosité technique et ses qualités artistiques. Seul ensemble lissier de cette envergure à nous être parvenu, elle a été commandée vers 1375 par le duc Louis Ier d’Anjou (1339-1384), frère du roi de France Charles V (1338-1380). Ce mécène généreux, prince lettré et grand collectionneur, voit dans la réalisation de cette tenture l’occasion d’illustrer par le biais d’une oeuvre de prestige sa puissance économique et politique. Le carton dessiné par Hennequin de Bruges, peintre officiel du royaume de France, s’inspire d’un motif classique, extrait d’un texte biblique, l’Apocalypse de Saint Jean. Engagé pour mener à bien ce projet d’envergure, Nicolas Bataille, le plus célèbre négociant de tentures de son époque, confie, selon toute vraisemblance, l’exécution aux ateliers parisiens de Robert Poinçon. Les différences de finition selon les pans de la tapisserie confirment le travail de plusieurs ateliers. Achevée entre 1380 et 1382, reconnue et célébrée en son temps comme une pièce exceptionnelle, la tapisserie de l’Apocalypse est conservée comme un trésor. Elle n’est déployée qu’à l’occasion d’évènements exceptionnels. Elle sert notamment de décor pour l’archevêché d’Arles lors du mariage en 1400, de Louis II d’Anjou (1377-1417) et Yolande d’Aragon (1380-1442).
A l’origine, cet ensemble de tentures mesurait 140 mètres de long. Découpées chacune en 14 tableaux, les 6 pièces successives, chacune d’un seul tenant comportant deux registres haut de 4,50 mètres, représentaient 84 scènes introduites à chaque fois par un grand personnage. En tout 90 scènes s’étendaient sur une surface originelle de 850m2. Grandement malmenée à la fin du XVIIIème siècle, dépecée amputée de fragments, certains perdus définitivement, la Tapisserie de l’Apocalypse ne présente plus de nos jours que 67 scènes conservées intactes, 9 fragments. Les textes explicatifs en marge de chaque scène ont notamment été supprimés au XIXème siècle. 103 mètres sont désormais exposés dans un espace dédié, créé dans les années 1950 à cet effet au sein même du Château d’Angers.
Entre 1373 et 1377, Louis Ier d’Anjou passe commande un carton auprès d’Hennequin de Bruges, également connu sous les noms de Jean de Bruges et Jean de Bondol. Peintre officiel de la cour du roi, il brille par ses talents d’enlumineur et de fresquiste, maîtrise aussi bien les grands formats et que les détails. Afin d’illustrer l’Apocalypse de Saint Jean, il puise son inspiration dans la riche bibliothèque du roi, ancêtre de la bibliothèque nationale. Les bibles enluminées du XIIIème siècle lui servent de modèles ainsi que différents manuscrits, telle une Apocalypse du XIIème siècle exécutée au monastère de Bethléem près de Cambrai, le manuscrit 38 de la bibliothèque de Metz, le manuscrit du séminaire de Namur, les numéros 688 et 144 du fonds latin de la bibliothèque nationale, et une Apocalypse provenant de l’abbaye de Saint Victor de Paris.
Le sujet classique de l’Apocalypse de Saint Jean trouve un écho particulier dans les différents troubles qui frappent le XIVème siècle peu avare en fléaux. Les guerres, les invasions, les famines, les épidémies, les catastrophes naturelles se multiplient dans un contexte historique trouble. La tenture d’Angers, oeuvre symbolique et véritable document d’archive, apporte un éclairage particulier sur la situation politique et sociale du temps. Elle reflète les ambitions politiques de son commanditaire, engagé dans la guerre de Cent ans contre les Anglais, régent du royaume France à la mort de son aîné, et offre une vision flamboyante de l’art pictural de la fin du Moyen-âge. Les différents niveaux de lecture, la minutie du détail n’est pas sans faire penser notre très contemporain roman graphique.
Le bestiaire fantastique, créatures, monstres, dragons, démons, chimères, les flammes de l’Enfer menaçant les pêcheurs, font partie d’une iconographie propre à frapper les esprits. La Tapisserie de l’Apocalypse cherche à conforter la foi des fidèles. En grec Apocalypse signifie révélation et non fin du monde. Le texte biblique originel retranscrit les visions de Saint Jean. Le terrible affrontement du bien et du mal mène au salut de l’humanité, à la victoire du Christ et de son Eglise, jusqu’à l’avènement d’une Jérusalem céleste représentée ici comme une cité médiévale idéalisée.
Plus de 200 personnages, paysans, soldats, hommes d’église, rois, divinités, figures allégoriques habitent le récit. La simplicité de la composition offre une grande lisibilité. La force de la représentation, la finesse du mouvement retranscrit par des jeux de drapés et de lances, suggèrent une véritable dramaturgie. Le réalisme des détails, les vêtements, les objets, les éléments de l’architecture, évoquent la situation sociale et politique de l’époque. En filigrane, il est fait allusion à la guerre de Cent ans. Les troupes anglaises et le Prince Noir sont représentés sous la forme des forces du mal.
Le carton définitif établi en 1375, la commande est passée auprès de Nicolas Bataille, fournisseur officiel de la maison royale. Le tissage de la tapisserie est confié à Robert Poinçon qui répartit le travail sur différents ateliers. La technique de la tapisserie de lice employée nécessite l’utilisation de grands métiers sur lesquels sont montés des fils de laine non teintés. Sur la base montée selon différents techniques de points, le licier tisse les fonds et les motifs à l’aide de fils de laine colorés. La tapisserie de l’Apocalypse d’Angers est composée selon la technique virtuose dite « sans envers ». Les arrêts sont cachés à l’intérieur même du travail afin d’obtenir un résultat parfait de chaque côté de la tapisserie
La maison d’Anjou conserve la tapisserie dans la famille jusqu’à la fin du XVème siècle. René Ier d’Anjou, dit le Bon roi René (1409-1480) la lègue à la cathédrale d’Angers dans une clause spéciale de son testament exécuté par Louis XI en 1461. L’ensemble de tenture rejoint le trésor de la cathédrale. Roulée sur elle-même, conservée dans des coffres, la Tapisserie de l’Apocalypse n’est exposée dans la nef ou le transept qu’aux occasions solennelles, les grandes fêtes religieuses, Pâques, Pentecôte, Toussaint, Noël et la Saint Maurice, fête patronale de la cathédrale.
Au XVIIIème siècle, l’habitude a été prise de la laisser en place. Mais elle est décrochée en 1767 sous prétexte qu’elle modifie les propriétés acoustiques de la cathédrale et nuit aux chants liturgiques au sein de l’église. Mise en vente par le clergé en 1782, elle ne trouve pas d’acquéreur. S’ouvre alors une longue période de négligence et de dégradations. A la Révolution, morcelée elle est dévolue à des usages triviaux. Elle sert de couverture pour protéger les orangers du gel, de garniture d’écurie, de doublure de rideaux.
Il faut attendre le XIXème siècle pour que sa valeur soit à nouveau reconnue. En 1843, l’évêque Mgr Angebault rachète pour la modique somme de 300 francs une grande partie de la tapisserie auprès de l’administration des Douanes. Léguée à la cathédrale, elle est mise à l’abri tandis que des passionnés tentent de recomposer la tapisserie dans son intégrité. A partir de 1849, le chanoine Joubert, responsable du trésor de la cathédrale d’Angers, mène un long travail de restauration qu’il achève en 1863. Une deuxième restauration plus drastique encore est entreprise à partir de 1870 par Louis de Farcy (1841-1921), historien issu d’une vieille famille de la noblesse angevine. Il fait entièrement retisser des scènes manquantes d’après les reproductions des cartons disponibles dans les archives.
Lors de la promulgation de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, en 1905, la tenture devenue propriété publique demeure cependant affectée au culte. En 1910, l’administration des Beaux-Arts se voit attribuer l’ancien palais épiscopal qui est transformé en musée de la tapisserie. La Tapisserie de l’Apocalypse y est exposée la majorité de l’année. L’artiste Jean Lurçat la découvre en 1938. Elle sera l’inspiration de son oeuvre maîtresse Le chant du monde, un ensemble monumental de tapisseries conservé et exposé par les Musées d’Angers.
L’évêque d’Angers, Mgr Chappoulie signe une convention en 1952 qui prévoit la présentation définitive et permanente au Château d’Angers. Un espace est créé spécialement dans la cour seigneuriale. La galerie en équerre construite par l’architecte en chef des monuments historiques Bernard Vitry, est inaugurée en 1954. Les larges fenêtres vitrées du bâtiment laissent pénétrer la lumière naturelle. Elle dégrade de façon irréversible les pigments de la tenture qui perd son opulence originelle. Les couleurs flamboyantes, alternance de fonds rouges et de fonds bleus décorés parfois de motifs végétaux ou géométriques, obtenues par des colorants végétaux fragiles, le jaune de la gaude, le rouge de la garance, le bleu du pastel, sont compromises par cette exposition. Les teintes somptueuses de la tapisserie d’origine ne sont plus désormais visibles que sur la face cachée de la tapisserie, l’envers. Il faut attendre 1975 pour que les baies vitrées soient occultées. En 1982, un profond réaménagement de la galerie est mené afin que la tenture soit présentée dans une pénombre savamment dosée.
En 1996, une nouvelle scénographie est imaginée. Les tableaux sont accrochés sur deux hauteurs différentes, tendus sur des velcros soulageant la tapisserie de son propre poids. Un filet blanc signale les dimensions originelles et les manques. De nos jours sur les 140 mètres d’origine, seuls 103 mètres sont exposés dans des conditions très spécifiques. La température est maintenue constante à 19°C, l’éclairage limité à 40 lux et le degré d’hygrométrie maîtrisé. Un constat d’état lancé en 2016 a permis d’assurer que ces conditions strictes permettaient de perpétuer la présentation au public au Château d’Angers sans risque pour la conservation de la Tapisserie de l’Apocalypse.
Tapisserie de l’Apocalypse
Musée de la tapisserie de l’Apocalypse
2 Promenade du Bout du Monde - 49100 Angers
Tél : 02 41 86 48 77
Horaires : Du 2 janvier au 30 avril, ouvert tous les jours de 10h à 17h - Du 2 mai au 4 septembre ouvert tous les jours de 9h30 à 18h30 - Du 5 septembre au 31 décembre, ouvert tous les jours de 10h à 17h30
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
Enregistrer un commentaire