Lundi Librairie : Entrez dans la danse - Jean Teulé



Entrez dans la danse - Jean Teulé : Au début du XVIème siècle, Strasbourg, bourgade indépendante du Saint Empire germanique jusque-là florissante est frappée d’abominables fléaux. Aux grands froids, succèdent les canicules et les sécheresses. Inondations et pluie de météorites affectent la ville. Les envahisseurs turcs sont annoncés. Les maladies se répandent comme traînée de poudre, la peste, la lèpre, le choléra, la suette anglaise, la syphilis. Durant l’été 1518, la famine est terrible, l’angoisse à son comble. La population meurt de faim. Les habitants sont réduits aux plus épouvantables extrémités. Les cas d’infanticides se multiplient ainsi que ceux d’anthropophagie. Faute de pouvoir nourrir son enfant, Enneline Troffea, la femme de Melchior l’imprimeur-graveur, vient de jeter le nourrisson à la rivière. Au plus profond de son désespoir, elle est prise d’une soudaine transe dansante. Leurs voisins, des tonneliers qui ont rôti leur propre fille pour la manger, sont entraînés dans cette même gigue. Bientôt des milliers de malheureux tournoient dans les rues, dansent sans fin, nuit et jour, jusqu’à tomber morts d’épuisement. Quelle est la cause de cette nouvelle épidémie ? Ergot de seigle, possession démoniaque ? Ediles municipaux, médecins et représentant de l’Eglise s’évertuent en vain à trouver un remède à ce mal étrange. Quitte à envisager les solutions les plus drastiques.

Jean Teulé nous prouve une fois de plus que la réalité est plus folle que la fiction. Amateur d’histoires qui intriguent, qui interpellent, il brode un conte cruel où l’exactitude du fait historique, romanesque par lui-même, et l’incongruité du fait divers s’allient en une geste satirique. Solidement documenté, glaçant souvent, ce roman est porté par une tension particulière que vient soulager la gouaille familière de l’auteur. L’humour très noir, tranchant, souligne le décalage entre le récit ancré dans une époque et une langue savoureuse, volontiers argotique, très contemporaine.

Cette histoire méconnue prend une dimension politique. Racontée par Jean Teulé, elle est une charge terrible contre l’Eglise. En effet, en 1518, alors que les réserves les couvents croulent sous les vivres, l’évêché laisse mourir le peuple de faim et spécule sur les denrées. Cette opulence indécente s’accompagne d’une ultime provocation, la quête pour la construction d’une nouvelle basilique à Rome, avec menace de damnation éternelle en cas de manquement au don. Il est intéressant de constater que c’est dans cette région où les autorités catholiques vont abuser d’une population exsangue que la Réforme portée par Martin Luther, nouvelle doctrine chrétienne qui défie l’autorité papale et remet en question la hiérarchie ecclésiastique, trouvera le plus grand écho. 

Les scènes terribles jusqu’au malaise parfois, morbides, scato, font de ce texte aussi cru que réaliste un élixir acide décapant. Le romancier a l’art d’intriquer intimement noirceur et fantaisie. Il traduit par le rythme des phrases les moments de transe hallucinée des danseurs, convulsion des mots qui semblent suivre les gesticulations effrénées, ce grand exutoire au malheur.

Accumulation de calamités, folie collective extatique d’une danse frénétique qui dura deux mois entiers, Jean Teulé fidèle à son canevas incarne le récit en une galerie de personnages baroques, hauts en couleurs. Il y a tout d’abord les danseurs originels, les deux couples d’artisans infanticides, les tonneliers et les imprimeurs, envers lesquels le romancier éprouve une véritable empathie. Dans leur situation de désespoir extrême, ils personnifient le vacillement de la raison et la montée de cette force dansante irrépressible. Plein de bonne volonté mais tout à fait désemparé voire incompétent face à cette épidémie, l’Ammeister, le maire, Andreas Drachenfels, brasseur de son état, paraît plutôt sympathique. En revanche, le prince-évêque Guillaume de Honstein, ignoble personnage symbolise la honte du clergé. 

Un court roman exalté, puissant, aussi glaçant que réjouissant. Dépêchons-nous de rire pour ne pas pleurer sur le sort de cette triste humanité.

Entrez dans la danse - Jean Teulé - Editions Julliard - Edition de poche Pocket



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.