Depuis trente-six ans, Reger vieux musicologue atrabilaire se rend tous les deux jours au Musée d'Histoire de l'Art de Vienne. A chaque fois, il s'assoit au même endroit devant un tableau du Tintoret, L'homme à la barbe blanche. Ce jour-là, il a rendez-vous avec son ami philosophe Atzbacher qui arrivé en avance l'observe à la dérobée. Dévasté par la mort de sa femme, Reger vit dans un monde absurde qu'il vilipende dans une diatribe obsessionnelle, vitupérant pêle-mêle contre le culte académique des grands peintres Rembrandt, Velasquez, Giotto, Dürer, des compositeurs Beethoven, Bach, des penseurs et écrivains de Heidegger à Kante en passant par Shakespeare. En contradiction permanente, Reger peste contre l'art officiel et ses laudateurs, contre l'Etat, les politiciens, les touristes qui lui gâchent son plaisir d'esthète dans les musées.
Nicolas Bouchaud, Eric Didry et Véronique Timsit adaptent pour la scène le roman de l'écrivain autrichien, Thomas Bernhard, grand maître de la férocité. Ce manifeste puissant autour de l'idée de transmission enjoint de s'émanciper des discours conventionnels afin d'être en mesure de s'approprier l'héritage culturel, de s'en emparer librement en s'affranchissant de la tradition. Drôle, tragique, grotesque, cette satire sous forme de traité d'esthétique interroge la notion de filiation.
Seul en scène, Nicolas Bouchaud déploie toutes les facettes d'une vaste palette émotionnelle, incarnation flamboyante de toutes les contradictions de son personnage entre misanthropie révoltée, profonde humanité, dégoût et passion vorace pour l'art. La tragédie du deuil, comme une ombre portée sur le propos, laisse flotter une nuance de désespoir sur la férocité joyeuse. Thomas Bernhardt vient de perdre sa femme lorsqu'il écrit le roman. Et dans ce rire qui se manifeste pour cacher les larmes, la fiction et la biographie s'interpénètrent.
Par le biais de ce grand geste existentiel radical, le burlesque s'invente dans une mise en scène ponctuée de performances explosives, contrepoint fantasque au discours. Plateau dépouillé, musée devenu espace mental conçu par les scénographes Elise Capdenat et Pia de Compiègne, les pensées s'entrechoquent, se heurtent dans l'outrance d'une colère rentrée. L'humour grinçant, vitriol d'une vitupération déchainée, se fait catharsis. Ressassement qui court d'un sujet à l'autre sans transition, le texte au style indirect laisse entendre l'écriture à travers la voix du comédien. Le contraste violent entre la logorrhée et le silence sous lequel point une mélancolie secrète incarnent tout le grotesque et le sublime de la condition humaine.
Cette adaptation mène une réflexion sur l'expérience théâtrale. Nicolas Bouchaud, Eric Didry et Véronique Timsit ont choisi de conserver la structure en spirale originelle du roman où les voix s'entrelacent autour de Reger, figure principale. Dans un mouvement d'aller-retour entre la fiction, l'art et la vie, se tend un fil fragile entre le comédien et le spectateur pris à témoin. L'écriture physique expérimente un nouvel espace de fluctuations incessantes. Maîtres anciens réinvente une temporalité différente qui permet au spectateur d'arpenter les paysages mentaux de l'écriture, ceux de la pensée de l'auteur.
Maîtres anciens, d'après Thomas Bernhard
Traduction française de Gilberte Lambrichs publiée aux Éditions Gallimard
Adaptation pour la scène : Nicolas Bouchaud, Eric Didry et Véronique Timsit
Mise en scène : Eric Didry
Avec : Nicolas Bouchaud
Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Du 22 novembre au 22 décembre 2017, du mardi au samedi à 19 heures, relâche le dimanche
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette - Paris 13
Réservations : 01 43 57 42 14
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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