Théâtre : Les damnés d'après Luchino Visconti - Mise en scène de Ivo van Hove - Avec la Troupe de la Comédie Française - Festival d'Avignon 2016

Crédit Jan Versweyveld


Le 27 février 1933, la famille Essenbeck est réunie pour célébrer l'anniversaire du patriarche, le baron Joachim von Essenbeck (Didier Sandre).  Dynastie ayant fait fortune dans les aciéries, ces maîtres de forge doivent leur prospérité et la gloire de leur nom à l'industrie de la sidérurgie. La soirée est interrompue par l'annonce de l'incendie du Reichstag qui marque la prise du pouvoir par les Nazis. Dans l'urgence de réarmer l'Allemagne, les Nazis courtisent les membres de la famille en jouant sur les dissensions afin de plier les Essenbeck à leur bon vouloir. La fille du baron Joachim, Sophie von Essenbeck (Elsa Lepoivre), veuve de guerre, mère de Martin (Christophe Montenez) un jeune homme trouble et maîtresse de Frederick Bauchmann (Guillaume Gallienne), directeur des usines, y voit l'occasion de prendre le pouvoir. Ce dernier décide de se rallier aux Nazis tandis qu'il élimine le chef de famille opposé à l'idéologie véhiculée par Hitler.


Crédit Christophe Raynaud de Lage
Crédit Christophe Raynaud de Lage
Crédit Christophe Raynaud de Lage


Adaptation du scénario du film de Luchino Visconti par le metteur en scène flamand Ivo van Hove, cette réinterprétation magistrale, nerveuse, perverse, est une grandiose symphonie macabre. Rivalités familiales de la tragédie grecque, soif de pouvoir shakespearienne, cette chronique d'une grande famille allemande inspirée de l'histoire des Krupp glace tant elle entre en résonnance par ses thèmes, montée des extrêmes, tentations autoritaristes, avec notre temps. Histoire d'un monde en deuil de ses valeurs, un monde qui va à sa perte et dont la décadence est soulignée par un érotisme pathologique.

L'immense plateau dénudé du Palais des Papes, quasiment sans décor, sans reconstitution, rompt avec l'esthétique baroque du film. La scène à cru est le lieu d'un rituel de mort ayant pour seule promesse les cercueils qui scellent les destinées. Audace formelle du dispositif scénique, Ivo van Hove pousse l'hybridation des arts afin de mettre en exergue le délitement progressif du sens, de la raison et de la narration qui n'est plus qu'esquissée au profit du ressenti. Les techniciens sur le plateau filment en gros plan les visages des comédiens dont les silhouettes filmées en direct se mêlent à celles enregistrées, aux images d'archive projetées sur grand écran. La grande histoire rencontre les abîmes individuels, le venin distillé exacerbe la monstruosité des démons intimes dans une dilution du sens.


Crédit Anne-Christine Poujoulat / AFP
Crédit Christophe Raynaud de Lage
Crédit Arnold Jerocki / Divergence


Halluciné dérangeant, la richesse de la pièce, malgré un texte relativement plat, doit beaucoup au talent des comédiens du Français. Jeu puissant, intense, organique, ils habitent cette famille délitée par le renversement des valeurs morales. Guillaume Gallienne interprète Frederick Bauchmann tout en sobriété et intériorité, pendant masculin presque falot d'une lady Macbeth moderne hantée par la folie du pouvoir, Sophie von Essenbeck incarnée par la merveilleuse Elsa Lepoivre. Denis Podalydès à qui incombe le rôle le plus ingrat de la distribution, celui de Konstantin von Essenbeck, officier SA, personnage abject, est saisissant en pantin qui se désarticule sous nos yeux. Morbide et vénéneux, Christophe Montenez se glisse avec virtuosité dans la peau de Martin von Essenbeck meurtrier pédophile qui devient fasciste par vengeance envers sa mère.


Crédit Anne-Christine Poujolat / AFP
Crédit Christophe Raynaud de Lage 
Crédit Christophe Raynaud de Lage


Jeux de pouvoir, perte des valeurs, avènement du nazisme en Allemagne, Les damnés interroge la passivité voire la complicité des grands industriels préoccupés par le gain qui choisissent de se rallier aux Nazis, parfois à contrecoeur mais en consentant tout de même. Sans souci des conséquences humaines, l'appât du gain sans idéologie célèbre les noces macabres entre le monde économique et le monde politique des extrêmes, le capitalisme et le nazisme. Une pièce coup de poing saisissante.

Les damnés - D'après Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli

Mise en scène Ivo van Hove
Scénographie et lumière Jan Versweyseld
Costumes An d'Huys
Vidéo Tal Yarden
Musique et concept sonore Eric Sleichim
Dramaturgie Bart van den Eynde
Avec la Troupe de la Comédie-Française : Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Guillaume Gallienne, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Adeline d'Hermy, Clément Hervieu-Léger, Jennifer Decker, Didier Sandre, Christophe Montenez
Et Basile Alaïmalaïs, Sébastien Baulain, Thomas Gendronneau, Ghislain Grellier, Oscar Lesage, Stephen Tordo, Tom Wozniczka
Avec Bl!ndman [Sax] : Koen Maas, Roeland Vanhoorne, Piet Rebel, Raf Minten

Au Festival d'Avignon jusqu'au 16 juillet, à 22 heures, le 14 à 23 heures. Pas de représentation le 10 juillet
A la Comédie Française à partir du 24 septembre 2016



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.