Michael Mundy, un sexagénaire, se souvient de l’été 1936, dernier été de bonheur à Ballybeg en compagnie de sa mère et de ses tantes, du lunaire père Jack, l’oncle missionnaire atteint de paludisme et revenu d’Ouganda totalement amok. C’est histoire d’une famille avant les drames de l’existence, avant la guerre, dans une Irlande ravagée par le chômage et la précarité. Les cinq femmes font face avec courage. Au son d’une capricieuse TSF Maroni qui diffuse sporadiquement jazz américain et chansons irlandaises, la vie s’écoule morose ponctuée par les tâches ménagères, la débrouille des gens simples manquant de tant de choses. Alors que les sœurs tentent tant bien que mal de cacher la pauvreté de leur foyer au petit Michael, le gamin de sept ans voit tout, comprend tout ce qu’on voudrait lui dissimuler. A l’occasion de la fête des moissons, la Lughnasa, fête de la déesse celte Lugh, un bal est donné. Il pourrait bien égayer la solitude du quotidien, cela fait si longtemps qu’elles ne se sont pas accordé le droit de s’amuser. Dans la touffeur de l’été, les cinq femmes célibataires rêvent d’amour, s’interrogent sur les désirs inassouvis, les regrets, les frustrations de cette existence faite de renoncement.
Brian Friel, disparu récemment, signe une œuvre forte toute enchantée du charme de l’Irlande, pays de poésie et d’exaltation. Avec justesse, il trace un instantané de vie émouvant, évocation sensible par le petit bout de la lorgnette des difficultés sociales de l’Irlande rurale avant la Seconde Guerre Mondiale. A l’universalité des thèmes, il joint une dimension intimiste précieuse. Ce récit nostalgique est teinté de mélancolie, une certaine tristesse dont les causes se révèlent au fur et à mesure que se précisent le destin des sœurs. Vibrant hommage aux femmes, à leur courage, leur sens du devoir, leur grande tendresse tandis que les hommes semblent en retrait, l’auteur dévoile la profonde empathie qu’il éprouve pour ses personnages. Il y a Kate l’aînée institutrice très pieuse, seul membre de la famille à gagner un véritable salaire. Elle porte la sororité à bout de bras, dissimulant sous ses abords austères des trésors de tendresse. L’espiègle Maggie à la fois légère et solide a choisi de rire de la vie plutôt qu’en pleurer. Christina la jeune mère-célibataire, toujours éprise du père de son enfant, Gerry un homme fantasque, charmant, séducteur, déjà marié ailleurs et qui passe de temps à autre rendre visite à son amante pour la demander en mariage. Agnès la sérieuse tricoteuse a renoncé à sa vie de femme pour veiller sur Rose, la cadette un peu simplette restée gamine.
Dans le cocon familial attelé au quotidien, la visite de Gerry ou le retour du père Jack, viennent à peine troubler cette sorte de huis clos. Le décor épuré, dans l’évocation plus que la démonstration, suggère la misère, les conditions de vie rudimentaires avec intelligence. La mise en scène signée Didier Long, de facture classique mais efficace, marque par sa simplicité le respect de l’œuvre de Brian Friel, contrastée à la fois par des rôles très différents et des fractures de rythme de la pièce. Lorsque la gaité s’exprime malgré les circonstances difficiles, elle révèle toute la fragilité d’un quintet féminin très attachant. La joie éclate parfois dans une danse endiablée, moments de transe et de musique à travers lesquelles présages et légendes irlandaises semblent revivre instantanément.
Pièce chorale, Danser à la Lughansa dévoile, sur le vaste plateau du Théâtre de l’Atelier, une distribution épatante composés de comédiens investis qui incarnent avec justesse des personnages disparates. Claire Nebout est Kate, femme remarquable, le dévouement personnifié. A la rigueur du rôle, la comédienne apporte une certaine raideur derrière laquelle elle trace des fêlures, laissant passer des rayons de tendresse infinie. La composition énergique et canaille de Florence Thomassin qui interprète Maggie porte un joli contrepoint à celle-ci.
Lou de Lâage imagine une Christina lumineuse, à la fois jeune rebelle qui a porté l’enfant de l’amour dans une Irlande très catholique et femme forte, lucide, perdant la tête pour un Gerry, gouailleur et inconséquent, développé par Alexandre Zambeaux, fougueux, menteur, velléitaire, séduisant en diable. La poignante Léna Bréban dans le rôle d’une Agnès désillusionnée et l’émouvante Lola Naymark qui est Rose, toutes deux promises à un destin tragique, nuancent leur partition avec beaucoup de sensibilité tandis que Bruno Wolkowitch compose un père Jack halluciné, lunaire. La belle émotion de Philippe Nahon dans le rôle de Michael se joue sur plusieurs plans. Carrure imposante, il interprète à la fois l’adulte et l’enfant, la candeur des sept ans de Michael et le regard de l’homme vieillissant sur ses souvenirs d’enfance avec un naturel troublant et une conviction élégante. Un moment de théâtre rare et poignant. A ne pas manquer !
Texte français de Alain Delahaye
Mise en scène Didier Long
Avec Claire Nebout, Florence Thomassin, Lou de Lâage, Léna Bréban Lola Naymark, Philippe Nahon, Bruno Wolkowitch, Alexandre Zambeaux
Du mardi au samedi à 21h, le dimanche matinée à 15h
1 place Charles Dullin - Paris 18
Réservations : 01 46 06 49 24
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