Théâtre : La Corde, d'après "The Rope" de Patrick Hamilton - Studio Marigny - Jusqu'au 28 décembre 2025

Crédit Bertrand Exertier 

Paris. Les années 1950. Une garçonnière cossue de l'Île Saint Louis. Louis et Gabriel, étudiants brillants, jeunes gens bien sous tous rapports, s'apprêtent à fêter leur départ vers la Suisse où les attend un avenir brillant. Ils convient un camarade à les rejoindre. Antoine, préoccupé par le sort de l'humanité travaille pour l'ONU, une position qui manque d'ambition, d'envergure selon Louis. Par caprice, par perversion, par curiosité, Louis et Gabriel, connectés par des liens d'emprise, décident d'étrangler Antoine. Crime gratuit pour le geste, pour l'expérience. Mise en scène macabre, la dépouille de leur victime est placée dans un coffre précieux, sur lequel est dressé le buffet de la soirée. Louis et Gabriel accueillent bientôt leurs invités parmi lesquels, Yvonne de Roimorel, la mère de Louis en extase devant son fils, Marie la fiancée d'Antoine, Francis, voisin serrurier. Louis joue à se faire peur en conviant à la dernière minute, Émile Cadell, professeur de philosophie, mentor autant redouté qu'admiré, ancien appelé de la Guerre d'Algérie (1954-1962). L'alcool coule à flot, les conversations s'animent. Mais, le comportement et les propos de Louis et Gabriel qui se disputent l'attention de cette figure paternelle éveillent sa suspicion. 



Thriller glaçant, drame vertigineux, huis clos sous tension, "La Corde" est une version actualisée de la pièce originelle, "The Rope" (1929) de Patrick Hamilton, adaptée au cinéma par Alfred Hitchcock en 1948. Le texte, original écrit en plein essor du fascisme européen, est revisité par Lilou Fogli et Julien Lambroschini qui déplacent l'intrigue au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, au début de la Guerre d'Algérie. Ce fait divers sordide, ses motivations ubuesques, son contexte tendent un troublant miroir à notre époque. 

Une jeunesse dévoyée, d'une abyssale vacuité, incapable de distinguer le bien du mal, tourne l'horreur en dérision.  Arrogance de classe, morgue odieuse, les personnages se révèlent exempts de moral, d'humanité, d'empathie, monstres de cynisme dissimulés derrière le masque lisse de la sociabilité. Ils se donnent le droit de tuer par caprice, parce qu'ils estiment leur victime insignifiante. L'expérience revendiquée comme philosophique éclaire l'obscénité de l'irréparable commis par jeu. Les deux petits bourgeois classistes sont persuadés de dominer la société grâce à leur statut de privilégiés économiques. Ils estiment que la valeur des êtres est déterminée par leur appartenance à ce groupe social, classe dominante. Leur morgue trouve une justification dans ce qu'ils ont déduit de l'idée du "surhomme" développée par Nietzche et enseignée par leur professeur pris ici à témoin. L'horreur du geste ouvre une réflexion existentielle sur fond de lutte des classes.

La structure classique unité de temps, de lieu et d'action, se distingue par une narration à la Columbo. Les criminels désignés dès le début, le suspens réside dans la poursuite d'une révélation susceptible de les confondre, une résolution afin de les démasquer. Cette mécanique de précision distille la suspicion, le doute avec une efficacité redoutable. La mise en scène sous la houlette de Guy-Pierre Couleau donne chair à l'intrigue, portée par la finesse de la direction d'acteurs. 

Présence scénique indéniable, Audran Cattin incarne avec une grande justesse, un Louis, froid, manipulateur, véritable sociopathe, animé par un complexe de supériorité. Thomas Ribière, dans le rôle de Gabriel, complice malléable, laquais docile et couard, livre une interprétation sensible et nuancée. Grégori Derangère, impeccable, prête ses traits à Émile Cadell professeur de philosophie. Myriam Boyer est une Yvonne de Roimorel, aveuglée par l'amour maternel, qui vient soulager la tension par ses interventions comiques. Lucie Boujenah, très convaincante en Marie, la fiancée dépassée par les événements. Martin Karmann, s'illustre dans un double emploi, à la fois Antoine, la victime, et Francis, le voisin 

"La Corde" évoque avec puissance la banalité du mal, la démesure de l'hubris. Les individus enivrés d'orgueil, obsédés par le crime et les mécaniques de domination, se laissent aller aux pires outrages. Ce jeu pervers éclaire l'abjection des idéologies suprémacistes. La pièce se mue en charge virulente contre les doctrines fascisantes. 

La Corde, d'après "The Rope" de Patrick Hamilton
Jusqu’au 28 décembre 2025
Du mercredi au samedi à 21h - Les dimanches à 15h

Adaptation Lilou Fogli, Julien Lambroschini
Mise en scène Guy-Pierre Couleau
Avec Myriam Boyer, Lucie Boujenah, Audran Cattin, Grégori Derangère, Martin Karmann, Thomas Ribière
Assistante mise en scène Anne Poirier-Busson
Scénographie et accessoires Delphine Brouard
Création lumières Laurent Scheegans
Musique et son David Parienti

Studio Marigny
Théâtre Marigny
Carré Marigny - Jardin des Champs-Élysées - Paris 8
Tél : 01 86 47 72 77




Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.