Lundi Librairie : La végétarienne - Han Kang

 


Depuis son mariage, Yônghye se plie au rôle traditionnel d'épouse soumise, femme au foyer engagé dans une relation de convenance sans passion, sans aspérités, avec Cheong, employé de bureau dépourvu envergure. Dans cette vie à deux d'indifférence, elle veille à la satisfaction des besoins élémentaires de son mari, qui se contente d'une situation où il ne doit faire aucun effort. Une nuit, il retrouve Yônghye plantée en silence devant le réfrigérateur. Elle entreprend de le vider de tout produit d'origine animale, viande, poisson, oeuf, lait. Pour tout commentaire, elle formule ces mots : "J'ai fait un rêve". Explication peu satisfaisante mais dont il faudra se contenter. Yônghye s'émacie réduisant toujours plus ses prises de nourriture. Et surtout elle refuse de cuisiner de la viande pour son mari. Désormais, elle oppose un visage impassible à toutes les récriminations de sa famille dont les membres prennent cette nouvelle attitude pour une lubie. Jusqu'au jour où son père, homme violent, tente lors d'un repas d'anniversaire de lui enfourner de force de la viande dans la bouche. Yônghye se tranche alors les veines avec un couteau. Transportée d'urgence à l'hôpital, elle fait l'objet d'un premier internement. Sa révolte silencieuse désintègre les liens factices autour d'elle et suscite de nouveaux désirs troubles.

Roman publié en 2007 en Corée du Sud, adapté au cinéma en 2011, distingué en 2016 par le Man Booker Prize International, prix littéraire britannique, "La végétarienne" a été traduit en France en 2015 aux éditions Le Serpent à Plumes. Han Kang signe un texte hypnotique, sensuel et violent, méditatif et transgressif, parcouru d'images puissantes empreintes de sensorialité, de terreur primitive. Ouvrage visionnaire, viscéral, cette histoire de métamorphose remonte, en trois actes, aux racines de la folie pour en capturer l'instant de basculement. Han Kang décrit le périple intérieur de Yônghye qui s'éloigne du monde des hommes, renonce progressivement à son humanité pour embrasser sa nature végétale. L'autrice emprunte la voix de trois proches de la jeune femme pour incarner trois réactions, le rejet violent, la fascination malsaine et le désespoir. 

Sous la forme d'un thriller domestique inquiétant, le premier volet aborde l'histoire de Yônghye sous l'angle du mari. Il a signé pour une union sans aspérités avec une épouse banale. Il est furieux qu'elle ne veuille plus cuisiner ses plats favoris à base de viande et se soucie peu de son bien-être ou de sa santé mentale. La deuxième partie, se penche sur le point de vue du beau-frère. Artiste vidéaste, il est obsédé par la tache mongoloïde persistante de Yônghi, une tache verte ou bleue, commune à la naissance dans les populations asiatiques qui disparaît normalement à l'adolescence. Troublé par cette pulsion sexuelle, il choisit d'approcher sa belle-soeur par le biais prétexte d'une œuvre vidéo. Dans le troisième chapitre, Inhye, la soeur aînée, contrainte de faire interner Yônghi, assiste, désemparée, à ses derniers instants. Celle-ci refuse désormais complètement de s'alimenter et considère la photosynthèse comme sa seule source d'énergie.

Han Kang ausculte la société coréenne avec précision, décrit en filigrane la pression écrasante d'une société normative et patriarcale, les individus contraints, le malaise, la condition des femmes. Par son attitude de résistance passive, Yônghye remet en question la structure familiale établie sur la norme. Son silence obtus, intolérable, ses motivations inexpliquées, entraînent le délitement progressif des relations et des conventions sociales. Cet effondrement déchaîne les passions toxiques et ouvre la porte aux thématiques les plus difficiles, violence et absence systématique de consentement en matière de sexualité, troubles du comportement alimentaire, automutilation.  

La glaçante sérénité de cette femme qui chemine volontairement vers la mort devient manifestation de son libre-arbitre, mouvement irrépressible et intolérable pour les autres. Han Kang saisit avec finesse le contraste entre la froideur extérieure et les passions intérieures, monologue intime vertigineux de Yônghye dans le premier volet, visions nocturnes dévorantes. Le lyrisme flamboyant s'orne de détails cruels. Les images frappantes et les scènes terribles se multiplient, mort abominable d'un chien, d'un oiseau, abus sexuels lors d'un tournage. 

Le récit emporté dans un mouvement irrépressible d'effacement du corps se nourrit d'un principe d'émancipation synonyme de mort. La romancière remet en question une possible résilience pour miser sur l'anéantissement. Subversif, déroutant.

La végétarienne - Han Kang - Traduction Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot - Éditions du Serpent à Plumes - Poche Le Livre de Poche