Lundi Librairie : Kim Jiyoung, née en 1982 - Cho Nam-joo



Kim Jiyoung, trente-cinq ans, mariée à Jeong Dachyeon, a renoncé à son poste dans une agence de communication et d'évènementiel à la naissance de sa fille. Désormais, mère au foyer par contrainte économique et non par vocation, elle se soumet sans joie à ce destin normalisé par une société patriarcale. En Corée du Sud, être une femme est incompatible avec la poursuite de ses rêves, une carrière ou des ambitions personnelles. Cette situation très banale, le manque de considération, la répression de tous ses rêves, la font basculer dans une profonde dépression. Son comportement prend un tour inquiétant. Jiyoung développe un trouble de la personnalité qui se manifeste lors de crises troublantes. Elle se prend alors pour les femmes qui ont jalonné sa vie, sa mère, son ancienne camarade de club d'alpinisme récemment disparue, sa propre fille. Née en 1982, cadette d'une famille de trois enfants, deux sœurs, et le petit dernier, le fils, Jiyoung n'a pu que constater le favoritisme exercé par ses parents envers cet enfant-roi, exonéré des tâches domestiques, servi en premier à table, mieux habillé. La grand-mère gardienne des traditions veille à faire rentrer les filles dans le rang quand elles osent se plaindre et leur inculque que le rôle des femmes est de servir les hommes. La mère elle-même s'est sacrifiée pour ses deux frères, renonçant à des études pour qu'eux puissent suivre des parcours universitaires prestigieux et onéreux. Jisoung, du fait d'être née femme dans une société conservatrice, va mener une vie de renoncement, d'humiliations, de soumission aux règles d'une société sexiste. 

Livre phénomène publié en Corée du Sud en 2016, en France aux éditions Nil en 2020, "Kim Jisoung, née en 1982" aborde le thème de la condition des femmes et du sexisme systémique. Ce best-seller féministe, traduit en dix-huit langues, adapté au cinéma, trouble par l'universalité de son propos et des situations exposées. La trajectoire ordinaire du personnage principal, Madame tout le monde, pourrait s'inscrire dans n'importe quel pays développé. La romancière Cho Nam-joo éclaire par la description chirurgicale d'une expérience de vie, la réalité de la condition féminine, le problème structurel qui dépasse les simples individus. Au récit dont le style blanc rappelle la non-fiction d'auteurs comme Annie Ernaux, elle ajoute des chiffres, des statistiques et décrypte des faits de société frappants pour illustrer son propos. Ainsi apprend-on que dans les années 1970, l'IVG est légalisée en Corée du Sud dans les cas de "raisons médicales". Le sexe féminin du fœtus est alors considéré comme une raison médicale valable. Le phénomène prend une telle ampleur dans les années 1980 que le déséquilibre des naissances garçons/filles atteint un niveau inquiétant. Ce déséquilibre aujourd'hui est l'un des facteurs de la chute de natalité en Corée du Sud.

La domination masculine dans une société traditionaliste entretient les prérogatives des hommes, les automatismes et les stéréotypes. Ils n'ont pas conscience des privilèges qui leur sont accordés car c'est la norme. La valorisation des hommes aux dépens des femmes renforce la permanence des inégalités structurelles entre les sexes. Les femmes, considérées comme des citoyennes de seconde classe, se plient aux attentes, aux conventions, intégrant ce sexisme. "Kim Jisoung, née en 1982" témoigne de l'expérience sociale quotidienne, traitements différenciés et discriminations qui nourrissent les biais implicites. Les professeurs d'université préfèrent écrire des lettres de recommandation pour leurs élèves hommes. Lors des entretiens d'embauche, les entreprises privilégient les candidatures masculines jugeant les femmes moins fiables. Il est attendu qu'à la suite de leur mariage et des naissances, elles démissionneront pour s'occuper de leur progéniture. Prétexte supplémentaire aux inégalités salariales. 

Malgré l'évolution des mentalités et les positions progressistes des nouvelles générations à partir des années 1980, la situation peine à évoluer. Si le mouvement Me too a marqué une étape importante dans la dénonciation des violences faites aux femmes et du harcèlement sexuel, le roman de Cho Nam-joo rappelle à quelle point la suspicion à l'égard des victimes est un poids dont peine à se défaire la société. Normalisation, contrôle des apparences, du corps, des aspirations, soumission, violence, le constat universel laisse un goût amer.

Kim Jiyoung, née en 1982 - Cho Nam-joo - Traduction Kyungran Choi et Pierre Bisiou - Éditions Nil - Poche 10/18



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.