Lundi Librairie : Civilizations - Laurent Binet


Vers l'an mille, Freydis la fille d'Erik le rouge mène une expédition au-delà du Groenland, jusqu'au Vinland pour fonder une colonie sur les terres de la côte Est de l'actuel Canada. À la suite de cette aventure, au lieu de repartir pour la Norvège, l'intrépide cheffe de guerre poursuit sa route vers le Sud, Cuba, Panama, jusqu'au Pérou où elle rencontre le peuple "Skraelings". Cette intrusion viking initie les Incas à la science de la navigation, à l'art de la forge. Elle leur apporte les chevaux ainsi que les germes européens, contamination qui leur permet de développer une immunité. En 1492, l'expédition de Christophe Colomb se solde par un échec. Les autochtones armés de flèches aux pointes de fer forgé, fatales, et protégés par leurs anticorps des maladies européennes déciment les envahisseurs obsédés par "l'or et leur Dieu". Le navigateur meurt à Hispaniola et ne "découvre pas l'Amérique". Au XVIème siècle de notre ère, Atahualpa, héritier de l'empire inca légué par son père Huayna Capac, affronte son demi-frère dans une guerre de succession fratricide. Contraint au repli, il traverse l'Atlantique et aborde l'Europe de Charles Quint et François Ier. En 1531, le prince inca en exil débarque à Lisbonne au lendemain du grand séisme. Avec ses généraux, il entreprend de conquérir le continent, ce Nouveau Monde. L'histoire de la Renaissance s'en trouve bouleversée. 

"Civilizations", troisième roman de Laurent Binet, publié en 2019, a été distingué par le Prix de l'Académie française. Cette uchronie épique qui emprunte son titre à un célèbre jeu vidéo de Sid Meier, propose une version alternative de l'histoire en imaginant que les civilisations précolombiennes ont conquis l'Europe plutôt que l'inverse. Laurent Binet réécrit le cours des choses selon un procédé de décentrement, un pas de côté induit par la proposition initiale "et si". L'élément perturbateur, point de rupture avec la vérité historique et relais de la fiction, sera la décision d'une exploratrice de poursuivre son voyage vers des contrées nouvelles. Ce déclencheur dévie le cours des évènements et provoque un changement de perspective radical.

Sans se départir d'une certaine ironie pour mieux questionner nos sociétés, les legs culturels, l'auteur insuffle une dimension épique à ce roman ambitieux qui court sur quatre époques. Sens aigu de la narration, structure indépendante, il navigue entre les genres littéraires avec un tropisme particulier pour la parodie. Il n'hésite pas à faire le grand écart entre la saga, le journal, la chronique, le poème, les échanges épistolaires et même un pastiche des "95 thèses" (1517) de Martin Luther.

L'épopée Viking et le journal de Christophe Colomb, font place à un troisième épisode, le plus conséquent : la conquête de l'Europe devenue le Nouveau Monde et ses habitants les Levantins. Si l'auteur attribue certaines spécificités occidentales aux nouveaux colonisateurs le renversement ne manque pas de piquant dans le cadre particulier de la Renaissance. Laurent Binet convoque l'époque à travers ses grandes évolutions culturelles et géopolitiques telles que l'invention de l'imprimerie en 1450, la réforme de Luther, l'Inquisition espagnole, les guerres dynastiques incessantes entre les grandes familles régnantes, la menace du puissant Empire ottoman. Les populations sont alors les premières victimes des exactions exercés contre les civiles dans le cadre des guerres de succession et de religion pillages, raids, massacres auxquels s'ajoutent les famines. Les minorités persécutées souffrent également. Autant d'alliés potentiels des Incas, susceptibles de renverser les hiérarchies établies pour en accepter d'autres. La soif de justice sociale dépasse choc des cultures, pratiques incas du sacrifice, de la polygamie et du culte du Soleil. Le dernier chapitre, les aventures de Cervantès, s'annonce comme une parodie de "Don Quichotte".

Avec inventivité, Laurent Binet ose des rapprochements décalés et multiplie les clins d'œil érudits. Le texte ponctué de citations détournées s'empare des grandes figures de l'histoire, bouscule l'image figée, revivifie les personnages notamment dans une correspondance follement moderne des humanistes Érasme et Thomas More. En creux, le romancier développe une réflexion intéressante sur la mondialisation, le colonialisme.

Civilizations - Laurent Binet - Éditions Grasset - Poche Le Livre de Poche



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.