Lundi Librairie : L'horizon - Patrick Modiano

 


Jean Bosmans, écrivain, recueille dans un carnet les fragments épars de souvenirs qui lui reviennent. Bribes de sa jeunesse, scènes à peine esquissées peuplées de personnages fantomatiques, figure sans nom, nom sans visage, il se fait archéologue de sa propre mémoire. Il se remémore les êtres croisés, à peine connus, souvent jamais revus, mais si marquants qu'ils forment les jalons d'une existence. Il se souvient très précisément de Margaret Le Coze, une jeune femme brièvement fréquentée à la fin des années 1960. Jean travaille alors dans la librairie d'une maison d'édition, elle est garde-d'enfant pour un certain Dr Poutrel, auteur publié chez cet éditeur. Tous les deux partagent une même angoisse, le sentiment d'être traqués par les ombres de ce passé. Jean par sa mère "femme aux cheveux rouges et au regard dur" qui cherche à lui extorquer de l'argent. Margaret par Boyaval, homme trouble, visage grêlé, allures de voyou ou de voyageur de commerce douteux qui la poursuite. Une affaire de moeurs éclabousse le Dr Poutrel, Margaret prend peur. Elle s'enfuit vers Berlin où cette Française est née un peu par hasard. Et disparaît. Quarante ans plus tard, Jean retrouve sa trace sur internet et se lance à la recherche de celle qu'il n'a jamais oubliée. 

Dans "L'horizon" roman publié en 2010, les incertitudes nimbent un récit où la retenue, les hésitations rendent sensibles avec une grande justesse les états d'âme des personnages. Dans un phénomène d'identification à la frontière des mondes, Patrick Modiano fait parfois basculer le récit à la troisième personne, vers la première, le temps d'un épisode, d'un paragraphe. La fiction contamine le réel, le passé le présent. L'auteur entretient les effets de miroir entre le personnage principal, Jean, romancier du souvenir, et lui-même. Par ce procédé, il capture les fluctuations troubles, les circonstances de la littérature qui advient.  

Bosmans note dans son moleskine les épisodes du passé qui ressurgissent par allusions vagues, séquences brèves en suspens, exemptes de résolution. Les saynètes répertoriées procèdent d'une même sorte d'enveloppement onirique, temps suspendu de la mémoire et des rendez-vous manqués. Le mystère ne se dissipe pas malgré l'enquête du personnage principal. Les tentatives d'élucidations échouent. La prise de conscience de l'irrémédiable disparition des temps révolus de la jeunesse conduit à une sensation vertigineuse, existentielle, de flottement métaphysique.

Patrick Modiano creuse la veine des identités incertaines. Il poursuite sa longue interrogation des destins indéterminés, à la recherche de personnes croisées, entraperçues, spectres éthérés qui peinent à retrouver chair. Ces êtres de passage traversent les vies des autres, détachés, biographies parcellaires. D'ailleurs, Jean comme Margaret, son passé fragmentaire, sa vulnérabilité, sont décrits comme des personnages sans assise, sans ancrage. Ils n'ont personne vers qui se tourner et les mauvaises rencontres deviennent systématiquement décisives pour eux. Les circonstances de la vie les séparent. Mais depuis le début, leur histoire, bien que sincère, semble vouée à l'échec, perturbée par la présence menaçante de la mère de Bosmans terrifiante, presque une figure de marâtre de conte de fée et celle de Boyaval, ogre persécuteur. Les deux renvoient aux terreurs d'enfance, résurgences mortifères.

Modiano rend palpable la fuite du temps, sensation diffuse incarnée par la survivance têtue du passé dans le présent. Les réminiscences insaisissables envahissent la réalité. Jean arpente les nuits de la ville, laisse les souvenirs ressurgir au fil de la promenade tandis que l'instant présent se dissout dans les nappes déferlantes de la mémoire. Sentiment paradoxal de familiarité et d'étrangeté. 

L'horizon - Patrick Modiano - Éditions Gallimard - Poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.