Lundi Librairie : Perdre - Jean Carrère - Rentrée littéraire 2023



Charles Salem, correspondant de guerre, a couvert les conflits en Syrie, Libye, Égypte, les horreurs de la guerre, le drame des réfugiés. Désormais hanté, il fuit ses fantômes, ses cauchemars dans une consommation effrénée d'alcool et de psychotropes. Son point de chute se trouve à Istanbul, auprès d'Ella qu'il pense aimer. Mais lorsque le compagnon officiel de celle-ci réapparaît, il plaque tout pour l'Asie du Sud-Est. Première étape à Bangkok puis au Cambodge où il a vécu. À Phnom Peng, il doit écrire un article sur le tribunal des Khmers rouges, pour le South China Morning Post. Il erre dans les rues où se mêlent vénus mercenaires, camés débonnaires, pochards déliquescents et touristes avinés. Il cherche l'oubli dans le mezcal, l'ice, le speed. Plutôt que de se plier aux servitudes du journalisme, il se laisse aller à la procrastination, fréquente les rades les plus crasseux, les soirées de boxe thaïe. Charles s'assomme de drogues, de médicaments, d'alcool pour apprivoiser ses traumas. Lors de ses errances à travers la ville puis le pays, il retrouve Sam, une amie du passé, orpheline somalienne amputée d'un bras enfant, fille adoptive d'une diplomate d'Europe de l'Est. Ils se lancent à la recherche du fils d'Anton, patron du bar l'Éponge, aimable junky australien, en compagnie de James, un Néo-zélandais expatrié, ancien taulard, prof zen. Périple brinquebalant à travers le pays. 

Troisième génération d'écrivain, Jean Carrère, fils d'Emmanuel Carrère, petit-fils d'Hélène Carrère d'Encausse, prend la relève d'une lignée littéraire prestigieuse. Fort de son expérience en tant que grand reporter au Moyen et Proche Orient, Amérique du Sud et Asie, il associe dans son premier roman "Perdre", réalité et fiction. Avec le personnage de Charles Salem, Jean Carrère joue sur la confusion de l'alter ego, sème le doute de la narration à la première personne. L'épigraphe "Dans l'art de perdre, il n'est pas dur de passer maître", vers emprunté à la poétesse américaine Elizabeth Bishop se double d'une citation d'Hunter S. Thompson, père du gonzo journalisme. Choix révélateur des figures tutélaires. 

Le récit principal, l'épopée rocambolesque des pieds nickelés sous influence, est entrecoupé de brèves pages d'une terrible âpreté, souvenirs du reporter de guerre. Cette mémoire traumatique a formaté le regard posé sur le monde du narrateur. Elle est la source d'une désillusion violente, d'un épuisement moral, psychologique, d'un cynisme de façade pour dissimuler les fêlures irréparables. 

Le désenchantement radical alterne avec les épisodes de turpitude pas exempte d'humour absurde et l'expression d'une lucidité quant à la situation au Cambodge, constat lapidaire sur l'emprise des industriels et promoteurs chinois, le pillage des ressources naturelles, la destruction de la forêt vierge, la terrible réalité du centre médical géré par une ONG, les victimes d'attaques à l'acide ou des mines antipersonnel, les malades du Sida, la corruption, la pauvreté, la prostitution, la drogue.

Irrévérencieux, Jean Carrère revendique à travers son texte un rapport transgressif à l'ordre établi. Il pein une galerie de personnages déjantés, paumés magnifiques qui se perdent dans des combines, des aventures absurdes, le vol burlesque d'un bouddha chez un restaurateur, une course-poursuite au ralenti sur des mobylettes hors d'âge, des arnaques aux fausses pierres précieuses. Avec une forme d'autodérision joyeuse, il raconte les milieux interlopes, les amitiés improbables nouées la nuit, les quartiers chauds et les touristes avinés, les expatriés englouties par les Ténèbres, l'entreprise de soûlographie rigoureuse, les lendemains qui déchantent, les descentes, les gueules de bois épiques.  

Jean Carrère se révèle satiriste féroce quand il s'attaque à l'industrie du tourisme, les backpackers soient disant impliqués, déconnectés, individualistes qui se donnent bonne conscience à moindre frais et ne manifestent en réalité que leur manque d'empathie. Un premier roman sulfureux et prometteur.

Perdre - Jean Carrère - Éditions Allia



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.