Thérèse, dix-neuf ans, croise, dans le métro, une femme au manteau jaune fatigué, le visage traversé par une cicatrice. Elle croit reconnaître dans cette silhouette épuisée sa propre mère, qu'elle pensait morte au Maroc il y a une dizaine d'années. Elle n'ose pas l'aborder, hésite mais s'abstient. Elle préfère imaginer, s'inventer une filiation. Thérèse suit l'inconnue jusqu'à Vincennes, au café, boire un kir, chez l'épicier, acheter des conserves. Elle interroge la concierge, découvre son nom.
À peine sortie de l'adolescence, Thérèse vit dans l'ombre, à la marge de la société humaine dans une grande solitude. Les déambulations sans but à travers Paris apaisent son angoisse neurasthénique. Au cours de ses errances, elle rumine des souvenirs d'enfance épars, vie clandestine. Une mère, danseuse, un peu comédienne aussi, qui multipliait pseudonyme d'artiste, nom d'emprunt et titre de noblesse usurpé, falsifiait les papiers officiels. Thérèse se souvient d'un film tourné durant l'Occupation, "Le carrefour des archers" où surnommée "la petite Bijou", elle tenait un petit rôle aux côtés de sa mère. Alors qu'elle avait une dizaine d'années, sa mère l'avait expédiée par le train à Fossombronne-la-Forêt, chez Frédérique, une amie, tandis qu'elle rejoignait son amant au Maroc.
De sa mère, Thérèse ne conserve aujourd'hui qu'une boîte à biscuit dans laquelle se trouve un carnet d'adresse et des photographies jaunies. La jeune fille se laisse porter vers son destin incertain. Thérèse croise un jeune homme dans une librairie, traducteur polyglotte d'émissions radiophoniques, qui revient d'un voyage en Iran, pour étudier le "persan des prairies". Une pharmacienne lui montre de la sympathie. Pas de famille, pas de carrière, Thérèse vit de petits boulots alimentaires. Parfois vendeuse intérimaire, elle est garde d'enfant pour un jeune couple un peu inquiétant qui loue un hôtel particulier à Neuilly et ne manifeste aucune tendresse envers leur fillette.
Sentiment d'incomplétude, ambiguïtés et malaise se nourrissent du souvenir imprécis. Les failles de la mémoire alimentent la confusion, le désespoir. La jeune femme comble ces lacunes par l'imagination, atmosphère de rêve éveillé, cauchemar velouté, évanescent. L'absence de la mère est vécue comme une béance. Thérèse, dépourvue de repères et en quête d'identité, semble insaisissable, presque indéterminée. Abandonnée par une mère, au passé obscur, elle peine à trouver sa place dans l'existence dont le poids lui parait insoutenable, engloutie par le flux de la ville, morosité contre mélancolie.
Musicalité de la langue, poésie du flottement, Patrick Modiano évoque avec pudeur et sensibilité les blessures de l'enfance inguérissables. Le mystère s'incarne dans une chronologie bousculée, imprécise. Impression tenace d'errance nébuleuse.
La Petite Bijou - Patrick Modiano - Éditions Gallimard - Poche Folio
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