Lundi Librairie : La Petite Bijou - Patrick Modiano

 


Thérèse, dix-neuf ans, croise, dans le métro, une femme au manteau jaune fatigué, le visage traversé par une cicatrice. Elle croit reconnaître dans cette silhouette épuisée sa propre mère, qu'elle pensait morte au Maroc il y a une dizaine d'années. Elle n'ose pas l'aborder, hésite mais s'abstient. Elle préfère imaginer, s'inventer une filiation. Thérèse suit l'inconnue jusqu'à Vincennes, au café, boire un kir, chez l'épicier, acheter des conserves. Elle interroge la concierge, découvre son nom.

À peine sortie de l'adolescence, Thérèse vit dans l'ombre, à la marge de la société humaine dans une grande solitude. Les déambulations sans but à travers Paris apaisent son angoisse neurasthénique. Au cours de ses errances, elle rumine des souvenirs d'enfance épars, vie clandestine. Une mère, danseuse, un peu comédienne aussi, qui multipliait pseudonyme d'artiste, nom d'emprunt et titre de noblesse usurpé, falsifiait les papiers officiels. Thérèse se souvient d'un film tourné durant l'Occupation, "Le carrefour des archers" où surnommée "la petite Bijou", elle tenait un petit rôle aux côtés de sa mère. Alors qu'elle avait une dizaine d'années, sa mère l'avait expédiée par le train à Fossombronne-la-Forêt, chez Frédérique, une amie, tandis qu'elle rejoignait son amant au Maroc.

De sa mère, Thérèse ne conserve aujourd'hui qu'une boîte à biscuit dans laquelle se trouve un carnet d'adresse et des photographies jaunies. La jeune fille se laisse porter vers son destin incertain. Thérèse croise un jeune homme dans une librairie, traducteur polyglotte d'émissions radiophoniques, qui revient d'un voyage en Iran, pour étudier le "persan des prairies". Une pharmacienne lui montre de la sympathie. Pas de famille, pas de carrière, Thérèse vit de petits boulots alimentaires. Parfois vendeuse intérimaire, elle est garde d'enfant pour un jeune couple un peu inquiétant qui loue un hôtel particulier à Neuilly et ne manifeste aucune tendresse envers leur fillette.

Dans ce roman publié en 2001, Patrick Modiano imagine une narratrice envahie de questions sans réponses, alter ego au féminin de l'auteur. Thérèse inconsolée dérive à travers ses nuits blanches dans l'indifférence glacée de la ville. Sa terrible solitude est peuplée de fantômes, hantée par des silhouettes qui s'agitent dans la clandestinité et le mensonge. L'incertitude de la mémoire fragmentée l'engage dans un terrible processus d'effacement. Elle formule un constat terrible, il lui reste à mourir pour renaître à elle.

Sentiment d'incomplétude, ambiguïtés et malaise se nourrissent du souvenir imprécis. Les failles de la mémoire alimentent la confusion, le désespoir. La jeune femme comble ces lacunes par l'imagination, atmosphère de rêve éveillé, cauchemar velouté, évanescent.   L'absence de la mère est vécue comme une béance. Thérèse, dépourvue de repères et en quête d'identité, semble insaisissable, presque indéterminée. Abandonnée par une mère, au passé obscur, elle peine à trouver sa place dans l'existence dont le poids lui parait insoutenable, engloutie par le flux de la ville, morosité contre mélancolie.

Musicalité de la langue, poésie du flottement, Patrick Modiano évoque avec pudeur et sensibilité les blessures de l'enfance inguérissables. Le mystère s'incarne dans une chronologie bousculée, imprécise. Impression tenace d'errance nébuleuse.

La Petite Bijou - Patrick Modiano - Éditions Gallimard - Poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.