Paris : Hôtel Judic, résidence Belle Époque de la comédienne Anna Judic, hôtel particulier néo-renaissance devenu la passion d'Otto-Klaus Preis, collectionneur d'art - IXème



L'Hôtel Judic, au 12 rue Cardinal Mercier, porte le nom de sa commanditaire Anna Judic (1849-1911), comédienne et chanteuse à succès de la Belle Époque. Elle confie le dessin de sa prestigieuse résidence parisienne à l'architecte Jacques Devret (1832-1900). Celui-ci intervient à plusieurs reprises dans la rue. Il invite le sculpteur Georges Trugard (1848-1904) pour réaliser le programme décoratif d'une façade néo-renaissance éclectique. Originale, elle se divise en deux parties asymétriques. À gauche, le portail en bois sculpté, surmonté d'un cadre fleuri dans lequel un putto joue de la lyre, est encadré de lanternes ouvragées. Chimères, sphinx, bestiaire fantastique, soulignent les balustrades des balcons. Motifs végétaux et guirlandes variés ont des inflexions Art Nouveau. À droite sur deux étages, se déploie une immense verrière, vitrail réalisé par le maître-verrier Charles Champigneulle (1853-1905), d'après la fresque "La rencontre d'Antoine et Cléopâtre" de Giambattista Tiepolo (1696-1770) au Palais Labia de Venise. 

Fin du XIXème, début du XXème siècle, les architectes inventent un nouveau répertoire stylistique lors de l'urbanisation la Plaine Monceau et de l'avenue des Champs Élysées, hauts lieux de l'éclectisme. La multiplication des hôtels particuliers et des ateliers d'artiste dans des temps réduits est rendue possible par l'émergence de nouveaux matériaux, de techniques inédites qui engendre des formes inattendues. Les genres s'associent avec audace néo-gothique, néo-renaissance, néo-Louis XIII, une exubérance à peine infléchie par les années d'austérité des contraintes haussmanniennes. 








Anna Judic, dix-huit ans, épouse en 1867 Léon Émile Israël dit Judic (1843-1884) régisseur du café-concert l'Eldorado. Elle remporte ses premiers succès populaires avec ses chansons "Plouit", "Ne m'chatouillez pas". Àpartir de 1881, elle triomphe dans les opérettes que lui écrit Albert Millaud (1844-1892), "La Roussotte", "Mamzelle Nitouche", ou encore le vaudeville signé Marius Boullard, "Niniche", elle se produit aux Folies Bergères, au Théâtre des Variétés, aux Bouffes Parisiens, à l'Eden théâtre. Elle perçoit des cachets exceptionnels, jusqu'à milles francs par soirée. Elle déclare que "Mamzelle Nitouche" lui permet de gagner "plus d'un million de francs" au début des années 1880. 

Au coeur de la Nouvelle Athènes des artistes, la rue Nouvelle ouverte en 1879 sur les terrains libérés par la démolition de l'ancienne prison pour dette de Clichy, désaffectée depuis 1867, séduit le couple Judic. Anna et Léon font l'acquisition d'une parcelle de 270mètres, pour la somme de 48 190 francs. Ils confient la direction de leur projet d'hôtel particulier à l'architecte Jacques Devret. 

Le hall monumental où se trouve le grand vitrail est doté d'une cheminée gothique en bois sculpté, entourée de niches recouvertes de mosaïques dorées que complète un trône surmonté d'un dôme décoré du chiffre de la comédienne. L'escalier de bois sculpté mène loggia intérieure du premier étage, avec balcon côté cours. Les portraits d'Anna Judic dans ses plus grands rôles ponctuent et revendiquent le plafond de la salle à manger, peint à fresque par Georges Clairin (1843-1919), représentant du mouvement orientaliste, auteur en 1876 d'un célèbre portrait de Sarah Bernhardt conservé au Petit Palais. Les appartements privés, chambre, salle d'eau, boudoir, se trouvent au deuxième étage.








Au décès de son époux, en 1884, Anna Judic se voit dans l'obligation de vendre en licitation les biens communs du couple dans le cadre des législations successorales. Des visites destinées aux éventuels acheteurs sont organisées. Le journaliste Émile Blaver (1838-1924) découvre l'hôtel particulier à cette occasion et rédige un article détaillé, "Intérieur d'artiste" publié dans "La Vie Parisienne" dont voici un extrait : 

« L'hôtel, construit dans le goût du XVIème siècle, rappelle les petits châteaux du Blaisois. Sa façade monumentale est percée d'une immense fenêtre avec grand balcon en saillie, et, à l'entresol, de deux larges baies, dont une au-dessus de la porte cochère en bois de chêne (...). Voilà pour le dehors. Entrons. Au bout d'un couloir immense, ouvrant sur une vaste cour, sont les écuries et les remises, dont une partie en sous-sol, de sorte que les voitures montent au moyen d'un truc très ingénieux, comme les décors de l'Opéra. Le seuil franchi, nous sommes en pleine Renaissance. Au vestibule pavé de mosaïque aboutit un escalier rond en bois sculpté, tournant dans une cage éclairée par de vieux vitraux français du XVIème siècle, (...) du premier au quatrième étage. À l'entresol, une salle à manger gothique, avec cheminée monumentale (...). Cette pièce est en contrebas d'un petit salon, dont elle est séparée par quelques marches. Dans cette loggia tout à fait originale, on peut mettre un orchestre de musiciens. (...). Au premier, c'est le hall et la galerie de tableaux. Ce hall, aux proportions de cathédrale, sans une cheminée large de trois mètres (...). 

Au fond, sur la rue, un vitrail d'église, signé Champigneulle, le premier verrier de Paris. Le plafond est en pierre, rechampi de bleu et d'or, et, à la hauteur de trois mètres, s'arrondissent des loggias à l'italienne, (...). De ce clair-obscur mystérieux, on entre en pleine lumière, dans la galerie, longue et gaie avec le jour aux deux pôles. (...). Mais la merveille des merveilles, c'est ce plafond de Clairin, où le peintre a représenté Judic dans tous ses rôles, (...). Un corridor à franchir et nous voici dans le jardin d'hiver (...). La lumière tombe, du plafond à ciel ouvert (...). Maincent a jeté sa fantaisie charmante sur les murs, où les panoramas de Saint-Germain, Bougival et Chatou forment une succession de frais paysages, et donnent l'illusion de la campagne au cœur de Paris. (...) Il y a sous les combles, deux vastes pièces (...). »

Le 7 janvier 1885, la vente aux enchères se déroule au Palais de Justice où se trouve alors la salle des criées. Mise à prix de l'hôtel particulier 300 000 francs, mise à prix de la maison de campagne à Chatou 100 000 francs. Maître Millot, l'avoué d'Anna Judic rachète les deux biens en son nom.

Vers 1890, le vent tourne pour Anna Judic. Pour faire face à des difficultés financières, elle est contrainte de vendre hôtel particulier, bijoux, mobilier, tapisseries, œuvres d'art. Le résultat des enchères qui se tiennent au sein même de l'hôtel de la rue Nouvelle est décevant : 234 900 francs. L'architecte et entrepreneur Émile Vabre devient propriétaire en 1892. Il invite le Tout Paris à des fêtes très exclusives. La maison est revendue fin janvier 1902.








L'Hôtel Judic est occupé, en 1907, par le Cercle du commerce, des lettres, des arts et des sports puis en 1908, par la Maison des arts, une salle des fêtes à louer. Au cours de cet intermède très interlope, la brigade des jeux et la brigade des mœurs interviennent à plusieurs reprises et dresse des procès-verbaux pour cercle de jeu clandestin, cabaret de danseuses nues, spectacle prohibé. 

Otto-Klaus Preis (1936-2003), styliste allemand, rejoint, en 1960, l'atelier Haute Couture de la maison Nina Ricci, puis évolue au sein de la maison, en charge des collections sportswear ainsi que celles destinées au Japon. Collectionneur d'art, il tombe sous le charme de l'Hôtel Judic, l'histoire de sa commanditaire au cours des années 1970. La restauration de la maison, son ameublement devient l'oeuvre de sa vie. Il parvient à faire inscrire l'immeuble au titre des Monuments historiques par arrêté du 31 juillet 1990 puis obtient le classement des appartements sur deux niveaux le 12 octobre 1995. En 2005, l'hôtel et ses collections sont mis aux enchères chez Sotheby's. M'hôtel particulier est acquis par un passionné, un antiquaire des Puces de Saint Ouen.

Hôtel Judic
12 rue Cardinal Mercier - Paris 9
Métro Place Clichy lignes 2, 13 / Liège ligne 13



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie. 

Bibliographie 
Le guide du patrimoine Paris - sous la direction de Jean-Marie Pérouse de Montclos - Hachette
Le guide du promeneur 9è arrondissement - Maryse Goldemberg - Parigramme
Grammaire des immeubles parisiens - Claude Mignot - Parigramme