Expo Ailleurs : Thu-Van Tran. Nous Vivons dans l'éclat - MAMAC, Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain de Nice - Jusqu'au 1er octobre 2023

Thu-Van Tran - Pénétrable (2015) / Peau blanche (2017) / Bleu Saigon (2015) / Nous vivons dans l'éclat (2013)


A la suite de la participation de Thu-Van Tran à l'exposition collective " Cosmogonies au gré des éléments " au sein de l'institution niçoise en 2018, la commissaire Hélène Guénin, directrice du Musée d'art moderne et contemporain de Nice, a lancé une invitation à l'artiste pour un événement solo. Première monographie muséale dédiée à la plasticienne en France, "Thu-Van Tran. Nous vivons dans l’éclat", embrasse le rythme de la journée au fil de trois chapitres, aube, midi, crépuscule. Les oeuvres emblématiques réunies au MAMAC illustrent puissamment les grandes thématiques abordées par l'artiste, autant de sujets marqués par sa double culture franco-vietnamienne. Thu-Van Tran interroge l'histoire commune, les conséquences de la colonisation, des guerres. Son travail, expérience contemplative et conceptuelle, soulève des questions politiques et environnementales, esthétiques et spirituelles. Traumas, non-dits, déterminismes et héritage post-colonial, elle ausculte la mémoire afin d'initier des cycles narratifs inédits. Dans une recherche d'équilibre, Thu-Van tran confronte la beauté plastique aux cicatrices indélébiles, aux ambiguïtés contemporaines, traces d’un siècle de domination impérialiste en Asie du Sud-Est. Sculptures, installations, peintures, photogrammes, vidéos, elle recourt à l'évidence universelle du plaisir esthétique pour délivrer son message. A la forme ancrée dans l'histoire de l'art, elle associe des connaissances techniques artisanales, un savoir-faire notamment dans le domaine de la fonderie acquis auprès des compagnons de la Fondation de Coubertin. 

Thu-Van Tran nait en 1979 à Hô Chi Minh Ville. Au lendemain de la guerre du Vietnam (1955-1975), le pays exsangue connait une terrible famine. Ses parents décident de partir pour la France. Sa famille s'installe à Dunkerque. Elle a alors deux ans. En 2017, Thu-Van Tran dévoile une installation d'envergure à la Biennale de Venise. Nominée pour le prix Marcel Duchamp en 2018, elle réalise par la suite grande commande in sitù pour le Carnagie Museum of art de Pittsburgh. Elle est désormais représentée par Almine Rech. Son travail de mémoire, commentaire sur l'histoire du Vietnam, croise récit personnel et faits historiques. La commémoration révèle l'impermanence des choses. Les souvenirs, visions intérieures, réminiscences rêvées, s'hybrident de mythologies intime et collective. Les images, les couleurs transfigurent le récit, proposent une relecture où les mots, la littérature et la survivance du langage conservent une grande importance. Le vocabulaire plastique inventé ancre ainsi le propos dans la matière. 



Thu-Van Tran - Au couchant, au levant (2019)

Thu-Van Tran - Série Les couleurs du gris (2023) / Le caoutchouc rouge (2017)

Thu-Van Tran - Série Les couleurs du gris (2023)

Thu-Van Tran - Le caoutchouc rouge (2017)

Thu-Van Tran - Arc-en-ciel d'herbicide (2019)

Thu-Van tran - L'Etincelle (2018)


Thu-Van Tran s'interroge au sujet des paysages transformés par la colonisation, les mutations définitives, les avenirs possibles. Sans faire l'impasse sur la poésie de la nature, elle donne à voir les lieux pétrifiés dans l’histoire, prisonniers du passé colonial, les écosystèmes dévastés. Dans la première salle de l'exposition qui se tient au MAMAC de Nice, l'aube selon la scénographie, elle se penche sur les ravages des "herbicides arc-en-ciel", parmi lesquels le plus connu l’agent Orange. Déversés de 1962 à 1971 durant la guerre du Vietnam, par l’armée américaine, sur les terres agricoles et les forêts primaires où se cachaient les résistants nord-vietnamiens, ces puissants défoliants ont durablement contaminé l'environnement. Les produits hautement toxiques développés par les firmes Dow Chemical et Monsanto ont irrémédiablement pollué les écosystèmes, dévasté faune et flore. Le poison a également touché les habitants de ces régions, engendrant des malformations chez les enfants et des cancers. 

Au MAMAC, Thu-Van Tran a peint trois oeuvres monumentales in sitù durant le montage de l’exposition. La série « Les couleurs du gris », paysages abstraits vibrants, sonde ces enjeux écologiques et historiques. Depuis 2012, Thu-Van Tran a développé dans le cadre de cette suite un protocole particulier. Elle applique six couleurs toujours les mêmes, selon des ordres et des effets d'opacité différents pour obtenir au final à chaque fois du gris. Les six couleurs représentent les six herbicides épandus sur les forêts vietnamiennes dont les fûts étaient marqués de signes blanc, rose, bleu, vert, pourpre et orange. "Arc-en-ciel d'herbicides", grand dessin au crayon d'une minutie troublante, traduit en image la destruction, l’anéantissement. Des traces de peinture en spray aux six couleurs des défoliants américains maculent la finesse du graphite. Elles viennent corrompre la beauté paradoxale de la nuée de cendre. La série "Traînée de poussière" complète cette thématiques ainsi que les grands photogrammes sur papier, "De vert à orange".

Écologie mémorielle, Thu-Van Tran s'intéresse aux plantations d'hévéas, symboles de la colonisation française. La monoculture de cet arbre importé du Brésil par les Français à la fin du XIXème siècle a radicalement modifié le paysage vietnamien. A partir des années 1920, toutes les terres fertiles sont préemptées par les colons. Afin d'étendre les concessions, ils rasent les forêts primaires et chassent les paysans des terrains agricoles. Cette exploitation des ressources naturelles consacrées à la production de sève d'hévéas fait la fortune de la firme Michelin qui fabrique des pneus à partir de ce caoutchouc.

Pour dénoncer le carnage environnemental, la plasticienne se rend en forêt amazonienne sur les traces des premières plantations d'hévéas aujourd'hui à l'abandon. Elle est saisie par la puissance sensorielle inattendue, par l’expérience esthétique ressentie au Brésil, puis au Vietnam. Malgré le lourd passé historique, mémoire hantée, figures flottantes, elle décèle une beauté insoupçonnée dans la culture de l'hévéa et ses rituels, la saignée, la récolte, un don de "l'arbre qui pleure". Seule la greffe permet de multiplier les spécimens. L'hévéa a besoin de l’autre pour grandir. Sous le regard de l'artiste, la réalité de cette culture devient une parabole des rapports entre le Vietnam et la France dont la richesse actuelle est le fruit des spoliations de la colonisation. 

Dans ce retour au pays natal, au sein de la forêt, Thu-Van Tran redécouvre des paysages intérieurs, un ancrage inconscient dans la nature, mais aussi la langue, une façon d’être au monde, de nouer des relations. Pour "Le Caoutchouc rouge", elle réalise des moulages en cire de troncs d’hévéas scarifiés, moulages présentés sur des caisses en bois qui évoquent à la fois les caisses de transport du commerce international mais également des cercueils. Les signes, les gestes, les symboles portent en eux le germe d'une réflexion existentielle vertigineuse. Thu-Van Tran explore également l'histoire de la culture de l’hévéa du point de vue de la révolte ouvrière. Les premiers groupes de résistants à l’oppression coloniale naissent dans les plantations. Les soulèvements initiaux surviennent à partir des années 1930, prémices d'un mouvement plus vaste qui prend forme en 1946. La plasticienne associe les gestes de la récolte du caoutchouc à celui du poing tendu de la révolte dans l'oeuvre "Des gestes démesurément contraints - de Récolte à Révolte" (2017), bronze et vidéo. 


Thu-Van Tran - Traînée de poussière (2015-2021) - De vert à orange (2023)
Pénétrable (2015) / Peau blanche (2017) / Echange de présents (2016)

Thu-Van Tran - Peau blanche (détail) (2017)

Thu-Van Tran - Traînée de poussière (2015-2021)

Thu-Van Tran - Nous vivons dans l'éclat (2013)

Thu-Van Tran - De vert à orange (2023) / Echange de présents (2016)

Thu-Van Tran - De vert à orange (2023)


Dans la deuxième salle, midi, les fantômes de la colonisation prennent une forme nouvelle avec l'installation « Peau blanche ». Une vaste peau de caoutchouc teintée d'orange est déployée au sol. Dans des boîtes en bois sont présentées des moulages d'anciens bas-reliefs provenant des vestiges du "Monument à la gloire de l’expansion coloniale", inauguré à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931 à Paris. Le groupe de statues se trouvaient devant le Palais de la Porte dorée, actuel Musée de l’Immigration. Aujourd’hui déposé, dans un état de ruines, il se trouve au dépôt lapidaire du jardin d’agronomie tropicale de Nogent-sur-Marne, comme un symbole du déclin de l’Empire français.  

"Échange de présents" met en scène l'inégalité des échanges entre le Vietnam et la France. Sur une peau de caoutchouc, étal de marchand ambulant, marché aux puces, sont disposés les symboles des richesses naturelles du Vietnam, les matières premières, la main-d’œuvre, les œuvres des temples. Ces éléments se confrontent à une vitrine vide, pleine de vent, de mots, de concepts abstraits, ce que la France a apporté aux pays colonisés.

L'oeuvre "Nous vivons dans l’éclat" fait appel aux "mots-lumière" consolateurs, catalyseurs de colère, de tristesse, d'énergie, qui surgissent à l'évocation de certaines images liant de façon définitive la forme plastique à la dimension sémantique. "Jardin tropical", bouteilles de plastiques contenant de l'eau de la Marne, de l'Amazonie et de l'Océan Pacifique, trace un parallèle entre spoliation des richesses naturelles de l’Amazonie par les Occidentaux et la colonisation française en Asie du Sud-Est qui ont mené à une pollution, une destruction des écosystèmes.


Thu-Van Tran - Le Génie du ciel (2022) / Pénétrable (2019)

Thu-Van Tran - Le Génie du ciel (détail) (2022)

Thu-Van Tran - Pénétrable - Oeil et ciel (2021)
Le Génie du ciel (2022) - Pénétrable (2019)

Thu-Van Tran - Pénétrable - Oeil et ciel (2021)

Thu-Van Tran - Le Génie du ciel (2022) - Pénétrable (2019)

Thu-Van Tran - Le Génie du ciel (détail) (2022)


La dernière salle, le crépuscule, est délimitée par les "Pénétrables" tentures de caoutchouc, peaux végétales retravaillées de pigments. Sur deux chemins ondulants sont disposés des céramiques réalisées à la Manufacture de Sèvres, roches de porcelaine dont semblent s'échapper des oiseaux pétrifiés. Des feuilles d’hévéas en bronze ponctuent l'espace. Thu-Van Tran convoque la spiritualité, les imaginaires mystiques. Elle évoque la légende du génie du ciel. Le désarroi des paysans endeuillés, exploités dans les plantations change les pierres en oiseaux. Le chant de ceux-ci leur apporte le réconfort, l’espoir. Allégorie déchirante de la consolation. 

Thu-Van Tran. Nous vivons dans l’éclat
Jusqu'au 1er octobre 2023

Musée d'art moderne et d'art contemporain de Nice - MAMAC Nice
Place Yves Klein - 06364 Nice cedex 4
Tél : +33 4 97 13 42 01
Horaires : Ouvert tous les jours sauf le lundi. Du 1er novembre au 30 avril de 11 h à 18h et du 2 mai au 31 octobre de 10 h à 18h. Le musée est fermé le 1er janvier, le dimanche de Pâques, le 1er mai, et le 25 décembre




Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.