Lundi Librairie : Le consentement - Vanessa Springora

 


V. a treize ans. Sa mère, attachée de presse dans l'édition, l'emmène dans un dîner mondain. La gamine s'ennuie et se réfugie dans un coin pour lire "Eugénie Grandet" de Balzac. Un invité, G.M. écrivain de cinquante ans à la réputation sulfureuse, la remarque et entreprend de séduire la jeune fille sans que personne ne trouve à y redire. Le sourire que V. croit paternel, est en réalité le rictus carnassier d'un prédateur à l'affût. Il la poursuit de ses attentions, lettres, poèmes. Il quadrille le quartier où elle habite, l'attend à la sortie du collège. Il ne rencontre pas de résistance, déterminismes. V. est la victime idéale, vulnérable du fait de son très jeune âge, de l'absence du père, d'un foyer économiquement fragile. G.M. choisit ses proies. Adolescente à peine sortie de l'enfance, flattée de l'attention que lui porte cette figure littéraire, V. se livre sans méfiance. La mère, entre molles mises en garde et incrédulité, laisse sa fille rejoindre cet homme. Ils vivent ensemble à l'hôtel. G.M., faute de revenus, est soutenu financièrement par des mécènes qui règlent la note. V. se croit follement éprise. La passion amoureuse revendiquée dissimule l'emprise malsaine d'un quinquagénaire sur une adolescente. La négligence des adultes permet à cette histoire de se prolonger malgré les dénonciations anonymes à la brigade des mineurs.

A la veille de ses seize ans, V. découvre que G.M. multiplie les expériences, les aventures avec d'autres adolescents. Elle parvient à le quitter. L'écrivain refuse de renoncer à leur relation, tente de la séduire à nouveau. Il continue de la harceler, par les lettres qu'il lui envoie, par la publication de ses livres dans lesquels il la jette en pâture à ses lecteurs. Des années de dépression, de reconstruction. En 2013, G.M., écrivain vieillissant oublié, reçoit le Prix Renaudot. Devenue éditrice chez Julliard, V. décide de coucher son histoire sur le papier afin de se la réapproprier, faire entendre sa voix. 

"Le consentement" de Vanessa Springora, publié en 2019 aux éditions Grasset, décrypte les mécanismes de l'emprise psychique, sexuelle et littéraire, exercée sur elle par l'écrivain Gabriel Matzneff alors qu'elle était adolescente. Témoignage cathartique, dépassionné, sans haine, le récit embrasse la forme d'une écriture factuelle, précise, exempte de fioritures. Il ne s'agit pas d'un règlement de compte mais d'une introspection. Le livre donne la parole à la jeune fille abusée, manipulée, dépouillée de son histoire par l'écrivain, qui a réécrit la réalité dans ses propres ouvrages. Vanessa Springora, dernière étape de sa reconstruction, renverse la situation, enferme à son tour le bourreau dans un livre. Elle le prend à son propre piège, lui rend la pareille.

Au milieu des années 1980, le microcosme littéraire germanopratin remet en question de la pénalisation des relations sexuelles avec des mineurs, en publiant un certain nombre de textes et de tribunes. Sous prétexte de la libération des moeurs, ils nourrissent une certaine complaisance envers la pédophilie. La confusion gagne le milieu littéraire, les médias, les autorités publiques et judiciaires. La complaisance confine à l'apathie. Le système de l'entre-soi accorde l'immunité à l'artiste, à condition qu'il produise une oeuvre originale et subversive à laquelle la morale, la justice ne s'applique pas. Impunité. Dans ses livres, Gabriel Matzneff se présente comme un initiateur expérimenté, posture "d'amant magnifique". Il piège ses victimes en se servant de leurs lettres, joue de la culpabilité qu'elles ressentent pour avoir consenti à ces relations. 

A l'occasion du mouvement #metoo et la libération de la parole des victimes d'abus sexuels, la suffisance de cette caste menacée dans ses privilèges s'est fait entendre. Mais la honte a désormais changé de camps. A la suite de la publication du livre de Vanessa Springora, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire en janvier 2020 pour viols sur mineurs de moins de 15 ans à l’encontre de Gabriel Matzneff. L'enquête s’oriente, pour cause de prescription, vers un classement sans suite mais les victimes sont désormais écoutées. Mesures exceptionnelles, les éditions Gallimard, éditrices du journal de Gabriel Matzneff depuis 1990 - mettant en scène des victimes, des personnes réelles - ont pris la décision historique d'en cesser la commercialisation. Les éditions de La Table ronde et Léo Scheer ont également suspendu la commercialisation des livres de Gabriel Matzneff. Deux ouvrages sont concernés "Les moins de seize ans" (1975) et un volume du journal de l’écrivain, "Les Carnets noirs (2007-2008)", dans lesquels il assume notamment sa pratique du tourisme sexuel, et relate comment il abuse de la prostitution enfantine aux Philippines. Le procès pour " apologie " de la pédocriminalité a été annulé pour des raisons de procédure.

En 2020, une commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants a été créée. La loi modifiée établit désormais que toute relation entre un adulte et un mineur de moins de quinze ans est un viol - auparavant il fallait prouver la contrainte. 

Le consentement - Vanessa Springora - Editions Grasset - Poche Le Livre de Poche



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.