Lundi Librairie : Accident nocturne - Patrick Modiano

 


Le narrateur, un homme mûr, se souvient d'un accident de la circulation survenu il y a une trentaine d'années. Il n'était pas encore majeur. Il avait vingt ans. Sans attache, ni encadrement, vie en suspens, clandestine, rejeté par son père, un homme aux fréquentations interlopes, aux activités louches, il passait des nuits blanches à errer à travers la ville. Un soir, il est renversé par une Fiat verte place des Pyramides, près de la Concorde. Dans une ultime tentative pour l'éviter, le véhicule termine sa course dans un lampadaire. Blessé au pied, il est transporté à l'Hôtel Dieu par la police, la conductrice également blessée à ses côtés. En état de choc, conscience modifiée dans une torpeur induite par les vapeurs d'éther, des impressions nébuleuses surgissent, réveillent en lui les détails confus d'un autre incident, quinze ans auparavant, quand il était enfant. L'incident ou l'emprise de l'anesthésiant lui redonne des bribes de souvenirs d'un accident, mémoire d'une silhouette féminine, peut-être la même. Il est transféré vers une dispendieuse clinique privée du XVIème arrondissement. Lors de sa convalescence, à son chevet, un homme en manteau marron attend son réveil pour lui donner une somme d'argent.  Par hasard, le narrateur apprend le nom de la conductrice, Jeanne Beausergent et une adresse square Alboni à Passy. 

A sa sortie de la clinique, il part à sa recherche, convaincu qu'il l'a déjà croisée et qu'elle est la clef d'un passé oublié dont il ne possède aucune trace matérielle. Il se promène à travers les beaux quartiers dans l'espoir de la croiser, de repérer sa voiture. Rencontre imprévue dans un autobus, rendez-vous à l'hôtel sous des noms d'emprunts avec une jeune femme, fin de nuit dans un bar où viennent échouer les rêves, sa quête peine à aboutir. Il est hanté par ses fantômes familiers, l'ombre du père, qui lors de leur dernière rencontre, a appelé la police pour se débarrasser de son fils. 

"Accident nocturne", publié en 2003, tisse un récit exempte de résolution définitive sur le fil des grandes motifs modianesques, les déambulations nocturnes, les blessures anciennes, le monde extérieur source d'angoisse, la figure du père, les solitudes, les femmes perdues, les ombres qui peinent à s'incarner. Patrick Modiano, prix Nobel de Littérature 2014, embrasse l'urgence de l'écriture dans la brièveté de la forme qui conserve le mystère intact. 

L'écho de la jeunesse perdue, chronologie décousue, résonne dans les détours d'errances méditatives à travers la ville. Paradoxe, la précision des lieux contraste avec la dimension onirique des rencontres, des faits, flâneries somnambuliques. Les vagues du souvenir s'inscrivent dans une atmosphère crépusculaire, tonalité particulière des romans de Patrick Modiano. Les premières phrases, premières mesures d'une musique particulière, impriment leur mélopée au reste du texte. L'impossibilité de se détacher des hasards de la naissance semble déterminer l'univers romanesque de l'auteur. Le contexte des années 1960, l'incertitude de la période, la guerre d'Algérie, le couvre-feu pour les moins de seize ans nourrit les inquiétudes de la génération née durant l'Occupation qui atteint alors l'âge de la majorité symbolique, vingt-et-un ans.

Le narrateur se souvient de sa jeunesse, archéologue sur les traces de son propre passé, examinant les pièces d'un puzzle incertain. Il ausculte cette réalité fragmentaire pour reconstituer une autofiction, insufflant un décalage subtil porteur de poésie, un pas de côté. Les éléments du hasard les plus banals s'assemblent dans un tableau d'inspiration surréaliste. Pouir lui l'accident de la circulation qui le sort d'une torpeur délétère, marque le passage à l'âge adulte. L'incident agit comme un choc révélateur qui le reconnecte à l'existence, à sa propre mémoire, le sort de sa transe somnambulique. Il traversait la vie dans un état second, il se réveille de sa léthargie en questionnant la confusion qui le fait associer deux accidents. Au gré des introspections mémorielles, des noms réels ressurgissent Jacqueline Beausergent, Hélène Navachine, Geneviève Dalame.  

La distance du temps donne au narrateur le recul nécessaire pour tenter de comprendre la signification des événements, décrypter les signes. Élucider le passé, quête de vérité trente ans plus tard, donne lieu à une expérience littéraire portée par l'effervescence fictionnelle. Les éléments de la réalité se télescopent. Ils reprennent forme dans des anecdotes éparses qui s'entremêlent, furtivité des impressions, des sensations, simultanéité des épisodes, à six ans, à vingt ans. Mémoire fragmentaire, ville énigmatique, présences mystérieuses, un frisson modianesque. 

Accident nocturne - Patrick Modiano - Éditions Gallimard - Poche Folio




Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.