Lundi Librairie : Selfie, comment le capitalisme contrôle nos corps - Jennifer Padjemi

 

Au cours des années 2010, les mouvements de libération du corps, et plus particulièrement du corps des femmes, ont permis de montrer des corps jugés hors normes, différents. Le body positive, la lutte contre la grossophobie, la lutte contre le colorisme ont cherché à affirmer la diversité afin de dépasser les canons imposés par la publicité, l’industrie de la beauté. Le phénomène a fait l’objet d’une récupération quasiment immédiate par le marché et le marketing, base du système capitaliste consumériste. Désormais, les profils des personnes se revendiquant du mouvement vont vers une normalisation. Il ne s’agit plus d’individus discriminés pour leurs caractéristiques physiques mais plutôt de petits malins ayant quelque chose à vendre. 

A la suite de « Féminisme et pop culture » publié en 2021, la journaliste Jennifer Padjemi, fondatrice de la newsletter « What’s good », présentatrice du podcast « Miroir Miroir » dédié aux représentations du corps, livre avec « Selfie, comment le capitalisme contrôle nos corps » une enquête témoignage percutante. Elle y décrypte les stratégies d’une positivité pervertie pour devenir injonction toxique. Le consumérisme, variation idéologique du système capitaliste née dans les années 1960, s’inscrit dans une logique de marchandisation et des rapports de domination. La consommation démocratisée a déplacé le centre de gravité de la société. Bouleversement culturel, elle est devenue valeur cardinale. 

Le consumérisme offre l’illusion de la liberté à travers cette consommation. Le système, aliénant, renforce les inégalités, nourrit les complexes, exploite la dysmorphophobie, la détestation de soi. Pour vendre plus de produits, de soins, de services, il propose de mettre le corps sous carcan, sous norme et offre deux idéaux caricaturaux auxquels se plier. Le corps interface entre l’individu et ses semblables, facteur d’acceptation ou de rejet, détermine l’interaction avec le monde. Parangon le plus valorisé, la bourgeoise nature à la féminité discrète, féminité beige dont l’archétype serait Gwyneth Paltrow, pratique le jeûne, le yoga, la détox, le no make up make up, des soins aux tarifs prohibitifs. Son pendant, la bombe sexuelle racisée qui a pour modèle Niki Minaj ou bien Kim Kardashian, revendique une féminité ultra travaillée, faux ongles, faux cils, maquillage artistique, corps sculpté par le sport et la chirurgie de façon ostentatoire. Lieu d’élaboration et de négociation identitaire, le corps est prié de s’adapter à ces distinctions culturelles, sous peine de n’être plus considéré comme présentables.
 
Les nouvelles normes qui s’acquièrent par l’argent confortent la hiérarchie sociale et économique. Elles sont embrassées par les classes favorisées économiquement, classes supérieures qui ont par nature les moyens, mais aussi les classes moyennes des sphères intellectuelles qui font des efforts financiers pour s’y plier, autant de milieux socio-culturels privilégiés. L’identité de l’individu, sa conception de lui-même, son rapport à ses relations, au contexte culturel, se définit désormais selon un « style de vie », définition instable, éphémère. Le système de sens proposé par le consumérisme, alimenté par les images produites par la publicité, le marketing, l’industrie culturelle, se fondent sur des signes éphémères, des engouements passagers, des modes. Il est donc déficient, incapable d’apporter la stabilité aux individus.

Jennifer Padjemi propose des pistes pour s’affranchir du regard des autres, des diktats des canons de beauté irréalistes. Elle analyse le lien de proximité trompeur entretenu avec les influenceurs qui oeuvrent sur Instagram, Youtube, Tik Tok. Derrière son écran, on s’identifie, se compare. Soudain nait l’envie de devenir la meilleure version de soi-même, une rhétorique dans la ligne directe du néolibéralisme qui suggère que chacun peut devenir l’individu qu’il souhaite être. Relais idéaux de la fausse authenticité pour vendre des routines, des recettes, une fausse authenticité, les réseaux sociaux sont les vecteurs de la sujétion aux injonctions performatives du bien-être. Ils alimentent l’idée de la productivité dans l’intimité même du quotidien, phénomène du morning miracle, du jeûne, de la méditation. Les rengaines nourrissent les obsessions qui font vendre malgré des problématiques telles que l’appropriation culturelle, le race fishing, l’afro taxe. 

Le système capitaliste consumériste fabrique plusieurs catégories de femmes et détermine quel corps doit produire, quel corps peut consommer. L’asservissement des corps de certaines qui s’abiment, vieillissent, plus rapidement que d’autres, se fait au profit de celles qui ont les moyens de payer le bien-être, le repos, la beauté. Les mécanismes libéraux mettent en danger le corps des femmes. Pour se libérer de ce modèle, seule la solidarité pourra dénouer les systèmes de domination. Jennifer Padjemi se penche sur la nécessité de réfléchir aux privilèges de certaines au détriment des autres, aux luttes transversales à mener dans un monde injuste, brutal, dévastateur, celui d’un capitalisme prédateur aliénant.

Selfie, comment le capitalisme contrôle nos corps - Jennifer Padjemi - Editions Stock



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.