Lundi Librairie : Nickel Boys - Colson Whitehead

 


Dans les années 1960, la société américaine est régie par les lois ségrégationnistes Jim Crow tandis que le combat pour les droits civiques prend de l’ampleur. En Floride, Elwood Curtis, enfant sage abandonné par ses parents, grandit sous la garde de sa grand-mère Harriet dans le quartier noir de Tallahassee. Bon élève, idéaliste, il nourrit l’espoir d’un avenir meilleur, d’études supérieures. L’adolescent écoute en boucle le seul disque qu’il possède, les discours de Martin Luther King dont croisade pour l’égalité l’inspire. Le jour de son entrée à l’université, Elwood, à l’arrêt de bus, accepte de monter dans la voiture d’un inconnu afin de ne pas être en retard. Le véhicule volé est arrêté par la police un peu plus loin. Elwood est accusé au même titre que le conducteur. Victime d’une erreur judiciaire, sa vie bascule en un instant. Condamné, il est envoyé dans une maison de redressement, la Nickel Boys Academy. L’école disciplinaire destinée aux jeunes délinquants s’avère dans les faits bien plus souvent, un camp de détention aux conditions de vie effroyables, pour les enfants dont la société ne sait pas quoi faire, gamins issus des milieux les plus défavorisés, sans foyer, sans famille. Débute alors pour Elwood, une descente aux enfers. Terreur, déshumanisation, humiliations, tortures, viols, la Nickel Boys Academy est un lieu d’horreur. Elwood noue des liens d’amitié avec le fataliste, cynique, Jack Turner qui lui apprend comment survivre et nourrit des projets d’évasion.

« Nickels Boys » a été distingué par le prix Pulitzer en 2019, le second reçu par Colson Whitehead après « Underground Railroad » en 2017. Récit édifiant, le roman s’inspire de l’histoire véritable de la Dozier School for boys, en Floride, institution en activité de 1900 à 2011. En 2014, les anciens terrains de la maison de redressement sont vendus à un promoteur immobilier. Au cours du chantier, un charnier d’enfants d’une ampleur terrifiante est découvert. De nombreux corps sont exhumés, adolescents suppliciés, souvent anonymes. Les scientifiques travaillent depuis à leur redonner leur identité, tâche d’une extrême difficulté, car souvent ces mineurs pauvres qui n’avaient plus de famille, qui n’intéressaient personne, ont disparu sans que soit remarquée leur absence. Durant plus d’un siècle, les dirigeants de cette école, dans l’impunité la plus totale, ont détourné les fonds, les vivres, les fournitures, organisé le martyr systématique des enfants, Brisés physiquement et mentalement, les adolescents survivants de ces camps de concentration ont rarement témoigné, enfants déracinés, arrachés à eux-mêmes par le trauma. Devenus adultes, sans aide, ni ressources, ils expérimentent l’impossible résilience, l’impossibilité de vivre une existence normale. 

Vision lucide de l’Amérique contemporaine, Colson Whitehead aborde la question raciale aux Etats-Unis par le biais de la fiction, destin brisé d’Elwood, symbole de dignité. Explorant, l’inconscient collectif, l’amertume et la colère, il décrypte le principe d’oppression de la maltraitance systématique. Il dit l’horreur ordinaire de la violence sans entrave, l’effroyable routine répressive qui détruit les êtres, le racisme, la barbarie quotidienne dont sont victimes ces garçons martyrs. L’âpreté du propos, la dénonciation nécessaire gagnent en force par la neutralité du style, les ellipses. La puissance littéraire s’incarne dans la sobriété d’une écriture documentaire. Oeuvre tranchante, « Nickel Boys » décrypte les tensions raciales actuelles fruits de blessures à vif, à l’aune de la notion d’héritage. Colson Whitehead nous enjoint à affronter le passé pour mieux comprendre et guérir.

Nickel Boys - Colson Whitehead - Traduction Charles Recoursé - Editions Albin Michel, collection Terres d’Amérique




Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.