Lundi Librairie : Cher connard - Virginie Despentes - Rentrée Littéraire 2022

 


Ecrivain prometteur qui a connu son petit succès littéraire, Oscar Jayack vient d’être metooisé par son ancienne attachée de presse, en charge du lancement de son premier livre dix ans plus tôt. Zoé Katana a depuis quitté les RP. Désormais féministe radicale très active sur les réseaux sociaux, elle l’accuse de harcèlement sexuel quand lui prétend qu’il s’agissait seulement de la cour empressée d’un vilain petit canard habitué à se prendre des râteaux. Trop d’alcool, trop de cocaïne, à vrai dire, il ne se souvient plus vraiment. Entre désarroi et incrédulité, en panne d’inspiration, Oscar zone sur les réseaux sociaux. Sur Instagram, il s’en prend à Rebecca Latté et émet des commentaires acerbes au sujet de son physique. La flamboyante actrice de cinquante ans le recadre vertement. Plates excuses de l’intéressé qui initie le dialogue en évoquant un passé commun, leur jeunesse dans les quartiers populaires de Nancy. Rebecca traînait alors avec Corinne, la grande sœur d’Oscar. Franc-parler, humour dévastateur, la star de ciné envoie promener le jeune quadra paumé mais peu à peu se laisse amadouer. C’est le début d’une correspondance et d’une amitié improbable entre deux artistes qui ont trouvé dans les stupéfiants et l’alcool, des dérivatifs au mal de vivre et aux complexes mais désirent aujourd’hui s’en sortir.

Le titre joyeusement provocateur de « Cher connard » n’est pas sans rappeler celui du premier ouvrage de Virginie Despentes publié en 1994 « Baise-moi ». Cinq ans après la parution du dernier volet de la trilogie de « Vernon Subutex », ce roman épistolaire au potentiel de révolte et de transgression intact emprunte une forme moins abrasive que les opus originaux. L’autrice ausculte le monde contemporain et se confronte à la brutalité de l’époque pour mieux la démanteler. Elle éprouve les méthodologies du militantisme, la diffusion des idéologies, les effets de la cancel culture.

En racontant l’amitié possible entre deux personnages que tout semble séparer, Virginie Despentes propose de réconcilier les sexes et les générations. Avec empathie, elle extrait ce qui lie les êtres quand tout semble les opposer. Rebecca et Oscar, issus du même quartier prolétaire, ne manifestent pas de honte quant à leur extraction sociale mais sont lucides vis à vis du nouveau milieu dans lequel ils évoluent. Leur vulnérabilité commune et leur désarroi flottant s’expriment dans une toxicomanie, alcool et drogues, portée comme une part d’identité. 

« Cher connard », roman post Me Too, pose un regard tranchant sur nos sociétés occidentales, leurs contradictions. Virginie Despentes en souligne les ambivalences par le biais de personnages caractérisés. Sur fonds d’actualité, de controverses actuelles, pandémie et confinements successifs, les échanges entre Rebecca et Oscar sont ponctués par des pages signées Zoé Katana et diffusées sur son blog. Ces intermèdes décryptent les mécanismes de tyrannie des réseaux sociaux, les effets du harcèlement, du déferlement d’insultes mais également la façon dont internet offre une vitrine au militantisme et à la contre-culture. 

Le texte percutant aborde les grandes problématiques sociétales en commençant par les thématiques récurrentes propres à la romancière : les féminismes, la masculinité toxique et le patriarcat. Avec Rebecca, beauté sauvage, la cinquantaine moins sollicitée par le cinéma, elle questionne l’idée de désidérabilité, l’injonction faites aux femmes, l’approbation des hommes sur leur physique, la date de péremption. 

Virginie Despentes évoque les inégalités engendrées par le capitalisme et de la prise de conscience au moment des confinements liés à la crise du Covid. Quand certains pouvaient se permettre de quitter la ville pour leur maison secondaire, d’autres étaient contraints de vivre nombreux dans des espaces minuscules. Ces personnages transclasses torturés malgré leur réussite interrogent le déterminisme social. 

Dissociés, leur voix semble assez similaires même si l’autrice réservé à Rebecca la gouaille et les bons mots, à Oscar le rôle piteux de l’homme blanc hétérosexuel qui prend conscience de ses privilèges. L’ampleur du discours, le nombre important de thématiques, laissent penser que peut-être derrière le roman flotte le fantôme d’un essai non-écrit. « Cher connard » initie une réflexion, bouscule les positions afin de renouer le dialogue pour que soient reconnues diversité et égalité.

Cher connard - Virginie Despentes - Editions Grasset 



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.