Lundi Librairie : La petite bande - Vincent Jaury


 

Le narrateur se souvient de ses amis du lycée Jean-Baptiste Say, à Auteuil, dans les années 1990. Jeunesse dorée des beaux quartiers. La vie les a dispersés. Le narrateur a poursuivi des études à l’étranger. Désormais, il vit à la campagne loin de Paris avec son épouse et leurs enfants. Malgré les distances, les cinq de la bande ont entretenu les liens. Ils se revoient à l’occasion. Ils ont une vingtaine d’années, puis abordent la quarantaine avec moins de sérénité. François, beauté à la Delon, attirait tous les égards féminins. Epris de philosophie, son dégoût du monde, de ses injustices, sa sourde colère contre l’époque l’avait fait tourner réac. Hadrien, fils d’un couple fortuné exilé en Suisse pour échapper au fisc, vivait, adolescent livré à lui-même, sur une péniche amarrée au pied du pont Alexandre III. Dandy décadent, esthète nihiliste, bibliophile enragé, le refus de son milieu l’avait poussé vers le monde des nuits sans fin, fête, drogue, prostituées. Bianca disparue en hôpital psychiatrique, c’est Tiffany qui avait pris le relais dans le rôle de la petite amie officielle. Inadapté au monde contemporain, à sa violence, Pierre-Marie l’aristocrate, héritier d’une grande lignée vendéenne, incarnait l’élégance innée de l’Ancien Régime. Au décès de son père, les secrets de famille, l’acquisition suspicieuse d’un château en pleine Seconde Guerre Mondiale, avaient à peine fait frémir la maison. Pierre-Marie se drapant dans les addictions pour échapper à la laideur du monde, n’en finissait plus de fréquenter les cures de désintoxication. Adolescent, Laurent le romantique désespéré, nature torturée, multipliait les déconvenues blessantes auprès des filles. Au Caire, professeur d’histoire dans un établissement fréquenté par les rejetons des élites locales, il prenait sa revanche en séduisant ses étudiantes. Laurent avait épousé une très jeune Egyptienne analphabète. Ses plus vives frustrations sont nées de son échec à trouver l’amour. De retour en France, il a choisi de s’éloigner du monde dans une vie quasi monastique consacrée à l’écriture d’un ouvrage savant.

Chronique douce-amère chez les bien-nés, « La petite bande » décrypte avec sensibilité mais sans complaisance les vertiges existentielles d’une classe sociale privilégiée. A contrepied des schémas classiques, Vincent Jaury cherche à déconstruire le cliché d’une bourgeoisie obnubilée par la réussite matérielle. Ces héros ordinaires semblent indifférents au possible déclassement, bien plus inquiets de passer à côté de leur propre existence. Ils ont refusé d’endosser les rôles sociaux, les carrières auxquels ils étaient destinés. Fruits d’un milieu bourgeois, les cinq amis ont été élevés dans l’illusion que le monde était à portée de main. Alors qu’ils abordent la seconde moitié de leur existence, ils sont pris d’un vertige introspectif. Ils éprouvent l’usure du temps, l’angoisse existentielle de l’incomplétude. Le sentiment de finitude se précise, lancinant. Ils se sentent dépassés par l’époque, ne se reconnaissent pas dans ses valeurs.

La narration elliptique à deux temps éprouve les retrouvailles des cinq protagonistes à la vingtaine puis à la quarantaine. Peu à peu, les réminiscences heureuses de l’adolescence, âge de tous les possibles, âge auquel ils étaient heureux mais ne le savaient pas, s’altèrent pour devenir presque douloureuses. Piteuse réalité, certitudes bousculées, la vie n’a pas tenu ses promesses. La joie de la jeunesse a fait place aux espoirs déçus, au désenchantement. Entre mélancolie et résignation, ils éprouvent un désarroi grandissant face à l’insignifiance de leur existence, à la fuite du temps. Ils apprennent à tenir sous le poids de l’histoire familiale. Le narrateur est hanté par l’ombre de la Shoah et la tragédie d’un grand-oncle arrêté par la Milice, déporté et assassiné dans les camps. 

Empathie sincère, fraternité, Vincent Jaury imagine des protagonistes à la psyché complexe, intimement blessés par le monde tel qu’il va. Leurs fêlures, leurs fragilités les rendent attachants et les caractérisent bien plus que les réflexes de classe, les rituels et les codes. Mus par la tentation de la fuite et le désarroi, ils multiplient les fugues, les embardées. 

Poétique et métaphysique, ce roman aux accents mélancoliques, fitzgéraldien, célèbre les amitiés masculines, leur singulière pérennité dans un univers en voie de délitement, en perte de repères. Puissant, humain, nuancé.

La petite bande - Vincent Jaury - Editions Grasset - Collection Le Courage



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.