Lundi Librairie : Le goût des jeunes filles - Dany Laferrière

 

A la fin des années 1970, Haïti vit sous le joug de François Duvalier, dit Papa Doc, et de ses terribles miliciens, les Tontons Macoutes. Règne de la corruption et de la peur. Le narrateur, Vieux Os, double autofictionnel de Dany Laferrière depuis « L’odeur du café », a grandi. Désormais adolescent, il a quitté le foyer de sa grand-mère à Petit-Goâve pour vivre avec sa mère Marie et ses quatre tantes à Port-au-Prince. Il a quinze ans, l’âge des premières expériences. De l’autre côté de la rue vit Miki, vingt ans, chez qui se rejoignent toute une bande de filles, effrontées, insouciantes. Vieux Os observent fasciné leur manège, leur joie, leurs rires, leurs cris, leurs disputes. Elles mènent les hommes par le bout du nez. Ces sensuelles demoiselles choisissent leurs protecteurs parmi ces inquiétants « marsouins », ceux-là même qui terrorisent la population. Désespérée de retrouver la trace de son frère disparu, la gracieuse Pasqualine s’acoquine avec un tortionnaire du régime. Choupette l’hâbleuse fille du peuple, à ses heures vénus mercenaire, ne pense qu’au sexe. La silhouette callipyge de Marie-Flore laisse rêveur tandis que le sourire ironique de Marie-Erna intimide. Et puis il y a la réservée Marie-Michèle, issue de la bonne société de Piétonville, en rébellion contre sa famille bourgeoise. Vieux Os se laisse souvent entraîner dans des mauvais coups par son ami Gégé. Ils sèchent les cours et le soir venu traînent dans les quartiers interlopes des nuits chaudes de Port-au-Prince. Un soir, à la suite d’un incident aux abords d’une maison de passe, se pensant poursuivi par les miliciens, Vieux Os se réfugie chez Miki.

« Le goût des jeunes filles » publié en 1992 au Canada, en 2005 aux éditions Grasset en France prolonge le cycle haïtien autobiographique entamé par Dany Laferrière avec « L’odeur du café », un an plus tôt. Ce roman initiatique évoque son adolescence à Port-au-Prince sous le régime duvaliériste. Dans ce texte très cinématographique, vivacité des descriptions, paysages animés, puissance des couleurs, vitalité des personnages, Dany Laferrière convoque dans la simplicité et les belles évidences d'une langue empreinte de musicalité, des atmosphères uniques, propres à Haïti. La double narration, le récit de Vieux Os et le journal de Marie-Michèle, alterne les points de vue reliés par une même poésie. Dans le portrait sensuel de ces jeunes filles solaires transparaît une ironie douce, un humour savoureux. L’auteur retranscrit l’émerveillement, le regard énamouré que l’adolescent porte sur ce joyeux gynécée mais ne manque pas de rappeler dans les détails signifiants, la réalité de leur condition. 

Effrontées impertinentes, Miki et ses amies n’ont pas froid aux yeux. Personnalités attachantes, elles éclairent par leur joie de vivre les jours sombres. Ces grandes filles poussées trop vite, sous une apparence frivole et délurée, souffrent de leur statut indéterminé, entretenues mais pas tout à fait prostituées, source d’inquiétude. Perdre un protecteur signifie perdre la sécurité. Elles ont trouvé un moyen de survivre dans un climat de violence redoutable. Malgré leur jeune âge, elles se débrouillent dans une société aussi dangereuse que corrompue. Elles usent de leurs charmes pour obtenir des largesses des hommes qui les convoitent. Mais manipuler les impitoyables Tontons Macoutes, d’effroyable réputation, est un jeu dangereux. 

Le régime de François Duvalier, la violence sanglante de la milice envers les opposants politiques comme la population a contraint à l’exil vers les Etats-Unis et le Canada de nombreux Haïtiens. Les vers du poète Magloire Saint-Aude qui ponctuent les chapitres dans leur troublante beauté, détachée des réalités de la société, questionnent l’engagement des intellectuels, des écrivains dans la lutte contre la dictature. Dany Laferrière explore la réalité de la fracture sociale et dénonce l’hypocrisie de la bourgeoisie, son indifférence au sort des plus pauvres. A travers ce tableau tout embaumé du parfum des jeunes filles, le romancier propose une analyse sociologique éclairante. Dans cette chronique haïtienne qui ne sombre jamais dans le misérabilisme, il trace le portrait en creux d’un pays au bord du gouffre, situation à laquelle Miki et ses amies répondent par leur liberté, leur indépendance d’esprit. 

Le goût des jeunes filles - Dany Laferrière - Editions Grasset - Poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.