Vingt-six ans, physique de mannequin, l’héroïne sans nom de ce roman appartient à une certaine classe privilégiée. Elle a poursuivi de belles études. Fraîchement émoulue de l’université de Columbia, elle a été engagée dans une galerie huppée d’art contemporain, un travail qu’elle exècre. Orpheline, l’héritage a été confortable. Elle n’a pas de soucis d’argent. Au point d’avoir conservé une maison familiale dans laquelle elle ne retourne jamais mais tarde à vendre. Son appartement new-yorkais fait l’envie de ses amis. Pourtant, elle traîne un spleen terrible que seul le sommeil vient soulager. En juin 2000, elle décide de tout plaquer pour s’accorder une année sabbatique, une année pour dormir. Une pause radicale pour réinitialiser sa vie, repartir de zéro. Elle organise minutieusement son projet d’hibernation, met en place des prélèvements pour les frais du quotidien, un service de lingerie hebdomadaire. Afin de s’assommer, elle se prépare des cocktails de somnifères et d’anxiolytiques, prescrits par le Dr Turtle, psychiatre complétement délirante, pas étouffée par la déontologie et peu regardante sur les prescriptions. Les rares phases de réveil trois ou quatre heures par jour, elle les passe vautrée sur son canapé à regarder des films des années 1980 sur VHS, surtout ceux de Whoopy Goldberg. Les cachets à haute dose induisent des activités somnambuliques dont elle n’a aucun souvenir : shopping en ligne frénétique, conversations salaces sur des sites de rencontre, ou harcèlement de Trevor, son ex qu’elle aime toujours, un sale type qui ne cesse de l’humilier et l’utilise comme plan cul entre deux relations ratées. Dans un état de demi-conscience, coma médicamenteux, elle voit passer parfois chez elle Reva, sa meilleure amie autoproclamée. Cette dernière a développé une obsession malsaine envers elle. Personnalité histrionique envahissante, Reva se désespère de ne pas correspondre aux diktats physiques imposés par la société et s’épuise entre séances de gym et crises de boulimie.
La romancière imagine une anti-héroïne cynique qui choisit de vivre dans un brouillard permanent plutôt que de se confronter à la réalité. Dans son programme fantasque, l’inactivité devient un véritable un projet. Cette jeune femme désabusée camoufle ses vulnérabilités sous une attitude flegmatique. La désinvolture la pousse à concevoir un moyen aussi farfelu que mortifère de supporter le monde, s’en extraire. Elle nourrit l’espoir de remettre sa vie en place en débranchant son cerveau. Attitude symptomatique d’un spleen générationnel, mélancolie prégnante, elle cherche à anesthésier ses angoisses existentielles. Elle pense trouver la sérénité grâce à une pharmacopée délirante, un procédé un peu morbide qui n’a pas exactement les effets escomptés. Ottessa Moshfegh s’amuse avec les noms des médicaments, les plus connus et d’autres inventés aux appellations aussi excentriques qu’évocatrices, Silencior, Infermitérol, Maxifenfen…
Texte grinçant, décapant, « Mon année de repos et de détente » croque la société au vitriol. Ottessa Moshfegh, regard lucide, implacable, plume acérée, rit des travers de ses contemporains, les milieux branchés de l’art, de la mode, les compromissions, l’argent roi, les rêves de réussite financière dans les tours du World Trade Center. Elle épingle la perte de repères, le délitement des rapports humains, l’emprise des réseaux sociaux, l’horreur quotidienne de l’actualité. Roman du désenchantement, elle fait le constat amer de l’absurdité du monde moderne. Aussi drôle que désespéré.
Mon année de repos et de détente - Ottessa Moshfegh - Traduction Clément Baude - Editions Fayard
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