Lundi Librairie : Grande couronne - Salomé Kiner - Rentrée littéraire 2021

 


En périphérie de Paris, dans la grande couronne à quarante minutes de RER, la narratrice treize ans, se morfond. La banlieue pavillonnaire où elle habite manque de glamour. Et ses parents imposent à leur famille nombreuse leurs principes d’éducation, dialogue, mérite, indifférence au regard des autres, responsabilité. Le conformisme de leur fille ne les atteint pas. Avec le tableau d’honneur, elle a vu son argent de poche augmenter de cinq francs. Pas suffisant pour satisfaire ses envies de marques. Alors elle se débrouille, elle commence par faire les devoirs de Kat Linh, deux fois redoublante, mais dont les géniteurs lui passent tous les caprices. L’adolescente rêve de ressembler à sa copine. Le blouson Schott, le jogging Tacchini, la trousse Diddl, le sac Eastpak, le maquillage Yves Rocher, elle n’a pas les moyens. Nelly, qui est plus âgée, va la brancher sur un plan. Elle l’envoie à la rencontre de Miguel qui gère un réseau de prostitution de mineures, le groupe Magritte qui est spécialisé dans la fellation. Un biper Tam-Tam dans un paquet de BN planqué au fond d’un casier, une marque de voiture, une plaque d’immatriculation, rendez-vous est pris à l’ancien lavoir avec des garçons à peine plus âgés, rebaptisés les « zguègues ». Il y a les habitués, le puceau gauche venu se déniaiser, la petite frappe de quartier. Les cinquante francs gagnés à chaque passe lui permettent enfin d’acheter les fringues qui lui plaisent. Mais à la maison, ça ne va pas très bien. Le père a quitté le domicile conjugal pour s’installer à Paris et fréquenter une autre femme. La mère sombre dans la dépression et ne sort plus de son canapé. Rachel, la sœur aînée majeure, fuit cette atmosphère sordide. Elle part en Espagne retrouver un amour de vacances. La narratrice se retrouve seule en charge de ses deux petits frères, Simon et Ludwig, tentant tant bien que mal d’épargner des soucis à sa mère. Un jour, elle sera hôtesse de l’air parce qu’elles sont bien habillées. Ou bien avocate. En attendant, il y a l’alcool, les cigarettes, le sexe tarifé.

Roman percutant, récit initiatique grinçant, Salomé Kiner raconte à la première personne deux ans dans la vie d’une adolescente, de treize ans à quinze ans. Dans cette banlieue discrète, habitée par la petite classe moyenne, les familles ne vivent pas dans la misère. Mais les comparaisons inévitables avec les copines, l’importance des objets, le désir de conformisme révèlent chez la narratrice un pragmatisme teinté d’une forme de candeur désarmante. Les horizons lui paraissent terriblement étroits. Elle multiplie les choix irrationnels pour faire comme les autres. Elle est abusée par des ordures qui profitent de son inconscience, de son manque d’expérience. 

Chronique d’apprentissage caustique, récit tendu jusqu’au malaise, Salomé Kiner trouve une justesse de ton remarquable. L’inventivité de la langue, rythmique dynamique, donne chair au flux de la pensée adolescente, lucide, désabusée de sa jeune héroïne. La romancière trace en creux le portrait d’une époque, les années 1990, qu’elle croque avec un sens du détail piquant, sociologue d’un certain milieu. Elle interroge le désir de conformisme des adolescents et critique avec virulence la société de consommation.

Prise dans un engrenage sordide, la jeune fille fait face à la brutalité sans pour autant s’en alarmer. Elle n’est pas entourée. Les dangers auxquelles elle est confrontée ne l’inquiètent pas. Malgré ces terribles expériences, elle ne se conçoit jamais comme une victime. Inconséquence, désinvolture, la gamine intelligente est livrée à elle-même. Les parents à côté de la plaque, en plein divorce, ne voient rien de ce qui se déroule sous leurs yeux. Le récit suscite autant d’effarement que d’empathie. Derrière l’autodérision, l'adolescente dissimule sa détresse. Le détachement lui permet de surmonter les situations sordides. L’humour contrebalance la violence. Et l’autrice signe un roman fort et poignant. 

Grande couronne - Salomé Kiner - Editions Christian Bourgois 



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.