En Caroline du Sud, devant une bibliothèque municipale, cinq jeunes africain-américains, des adolescents et des enfants de sept ans à dix-huit ans, sont atrocement tués à la tronçonneuse. Le meurtrier, un père de famille blanc, revenait du centre commercial avec ces deux fils. Au procès, celui-ci explique s’être senti menacé par les rires et les sweats à capuche. Il est acquitté. Un groupuscule d’activistes rend la violence pour la violence et décide d’attaquer au hasard des Blancs en criant le nom de l’un des cinq jeunes assassinés. Dans la vie quotidienne, comme lors d’entretiens d’embauche, Emmanuel a appris à doser son degré de « noirceur » pour déjouer les préjugés racistes. Un ancien camarade de classe recroisé dans le bus l’embrigade. Dans un futur proche, l’eugénisme est devenu un processus commun. Selon les moyens financiers des futurs parents, les embryons sont modifiés génétiquement afin de produire le meilleur de leur ADN. Intelligence, beauté, performance. Mais il y a des ratés. Des monstres naissent. Il y a également les enfants au naturel de ceux qui ont refusé les manipulations génétiques prénatales. Moins rapides dans l’apprentissage, moins performants en général. Ils ont besoin de consommer plus de « Bien », un puissant psychotrope, pour fonctionner dans la nouvelle société.
Né aux Etats-Unis de parents immigrés d’origine ghanéenne, Nana Kwame Adjei-Brenyah a grandi dans le Queens. A l’Université de Syracuse, il a poursuivi ses études sous la houlette de George Saunders dont l’influence aurait été crucial. A la suite de la publication de « Friday Black » en 2018, Adjei-Brenyah a été distingué par la National Book Foundation comme l’un des cinq meilleurs écrivains américains de moins de trente-cinq ans. Dans ce recueil générationnel, il s’empare des référents de la contemporanéité la plus exacerbée, motifs pop, culture numérique et références classiques pour introduire de subtils décalages. Il embrasse sans hiérarchie de genres, la satire, la dystopie, la science-fiction, le fantastique ou bien encore le naturalisme. Avec panache, il s’octroie des sauts dans le temps, des embardées cocasses pour, effet de loupe, scruter avec une lucidité accrue notre monde moderne.
Nana Kwame Adjei-Brenyah autopsie l’époque, bouscule le confort de la bienpensance, oscillant perpétuellement entre le tragique, le drame le plus noir et la comédie jusqu’au burlesque glaçant. L’inventivité de ce jeune écrivain et son humour très acide s’avèrent salvateurs. Les douze nouvelles se déroulent dans les lieux du quotidien, bibliothèque municipale, hôpital, centre commercial. Adjei-Brenyah saisit le malaise en prise directe avec la réalité, l’actualité pour rendre familiarité effrayante. Il brocarde les dérives société américaine gangrénée par le racisme institutionnalisé, l’expression décomplexée de la haine raciale et le sentiment d’impunité. En écho avec l’actualité, notamment Black Live Matter, il dénonce la violence faire aux Africains-américains, la brutalité quotidienne. La voix puissante et novatrice de Nana Kwame Adjei-Brenyah s’empare de la réalité des faits divers les plus frappants traités par le filtre de la fiction.
Variation des styles, des genres, la brièveté des récits, concision et précision, souligne la maîtrise du propos. Le style est épuré dans cette fausse naïveté empreinte d’ironie piquante. La souplesse de cet imaginaire décomplexé, nourri de toute sorte de littératures, bouscule les repères. Par sa volonté d’incarner une forme de réalisme social, il éclaire d’un naturalisme cru les discriminations, la stigmatisation des classes populaires, la toute-puissance de l’argent roi, le consumérisme porté aux nues comme valeur cardinale, la déshumanisation des rapports, l’individualisme forcené, la lutte des classes. Nana Kwame Adjei-Brenyah sonde les plaies à vif d’une Amérique malade d’elle-même, impossible résilience. Il met en scène les outrances et le désespoir latent, interroge l’expression des angoisses sécuritaires, dénonce la désintégration du corps social, la violence endémique, les tueries de masse. Ensemble coup de poing, ces douze nouvelles expriment une terrible colère. Recueil au vitriol, « Friday Black » laisse libre-court à l’effarement sans jamais se déparer d’un humour élégant qui sonne comme le dernier espoir.
Friday Black - Nana Kwame Adjei-Brenyah - Traduction Stéphane Roques - Editions Albin Michel - Collection Terres d’Amérique
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