Lundi Librairie : Les démons - Simon Liberati


Les Tcherepakine, famille de Russes blancs exilés, vivent les dernières lueurs d’une gloire passée aux Rochers, ancien pavillon de chasse d’Henri IV, proche de Fontainebleau. Michel le père, Chouhibou, président de la commission de contrôle du cinéma, largué au bord de la faillite, sa femme ancienne jeune première qui a désormais irrémédiablement sombré dans la schizophrénie et la grand-mère encore verte, Odette sont les gardiens dépassés d'une fratrie de gamins nihilistes. Serge, le flamboyant fils aîné sur lequel repose tous les espoirs de renaissance du nom, entretient une relation trouble avec sa sœur, Nathalie dite Taïné, beauté blonde évanescente à la sensibilité aiguë. Alexis, le benjamin, quinze ans, élève au Collège Stanislas le jour, court, la nuit, les mauvais garçons. L’ami de la famille, Donatien, mauvais génie amoureux de Serge ou bien de Taïné, jeune aventurier qui courtise les vieilles gloires des lettres et fréquente les milieux interlopes, est le compagnon de débauche d’Alexis. En 1966, à la sortie d’un concert de James Brown, Serge, au volant de sa Maserati, sa sœur à ses côtés, est pris dans un terrible accident. Il meurt sur le coup. Taïné, projetée à travers le pare-brise, survit, défigurée. En compagnie d’Alexis, Donatien fait le tour du tout Paris afin de réunir les sommes nécessaires aux opérations de reconstruction faciale auprès des meilleurs chirurgiens de New York. Aux Etats-Unis, Taïné, son nouveau visage, ses addictions inédites, fait la connaissance de Truman Capote, Andy Warhol et la Factory, avant de revenir à Paris, profondément changée.

A travers l’oeuvre de Simon Liberati, le sublime côtoie souvent le cauchemar dans une danse à deux temps entre fascination et répulsion. Dans « Les démons », il brosse le tableau d’une époque singulière chère à son cœur, un âge d’or révolu, sur le flux tendu d’une mélancolie nostalgique. Par la grâce de son verbe voluptueux, il redonne chair à la fin des années 1960, le chic clinquant, l’extravagance sulfureuse, la fantaisie débridée. La peinture vivace trouve dans l’esthétique baroque du romancier une plénitude déliquescente et démesurée. Simon Liberati joue avec les mythes, revivifie les codes afin de restituer une forme de réalité. Par le biais de ses anti-héros, beaux, riches, intelligents, cultivés, fruits rutilants et toxiques de ces années décadentes, il embrasse la vérité complexe de la nature humaine. 

Avec une délectation de gourmet, name-dropping assumé, il se saisit de personnages réels, leur redonne vie, entourés d’êtres de fiction. La fratrie maudite croise Marie-Laure de Noailles, Louis Aragon et Elsa Triolet, Paul Morand et son épouse Hélène, le couple Lazareff, Truman Capote, Andy Warhol, Nico, Brigitte Bardot et Gunther Sachs, Emmanuelle Arsan et son mari Louis-Jacques Rollet-Andriane les auteurs du roman érotique « Emmanuelle ». Il ponctue le récit de ses motifs littéraires favoris, obsessionnels, fétichisme macabre, accident de voiture, femmes brisées, destins détruits. Sur fond de sexe, drogue et déclin d’une époque, le romancier exprime sa fascination personnelle pour le sordide, le malsain, l’amoralité, les transgressions. Sur fond de fin languissante d’un monde désormais disparu, il déploie avec malice des atmosphères élégantes et poisseuses de Paris à Bangkok, de Cannes à Rome. 

La musicalité de la langue, la finesse d’une plume somptueuse confère à la narration une luxuriance d’objet étrange et exquis. Curiosité d’orfèvre, le style à la fois opulent et alerte, précis se révèle d’une redoutable efficacité et d’une fabuleuse poésie. Simon Liberati met au service d’un sens aigu du romanesque, le raffinement extrême d’une érudition rare. Humour acide, érotisme torride, dialogues affûtés, le romancier déploie ses sortilèges et suggère des mystères délicieusement décadents à la Dostoïevski, Proust ou Visconti.

Dans ce monde de fantaisie pop et d’excentricités glamour, les oisifs fortunés cultivent en secret un raffinement intellectuel certain. Ils rêvent de devenir artistes mais dissolvent leur talent dans la vacuité des jours, la drogue, les fêtes, les mondanités. A défaut de pouvoir écrire des livres, ils font de leur existence un roman afin de transcender le désœuvrement et la vacuité. Ils sont rattrapés par l’intranquillité de ceux habités par un désir de création mais incapables de le réaliser. Marqués par une malédiction, leur stérilité créatrice semble annonciatrice du néant à venir et des désillusions. Âpreté du destin. Epuisés d’eux-mêmes, les personnages se noient dans leur propre ennui, leur nonchalance désabusée car au final la vie ne vaut d’être vécue qu’à travers l’art.

Les démons - Simon Liberati - Editions Stock



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.