Lundi Librairie : La nuit nous grandissons - Ben Brooks



La nuit nous grandissons - Ben Brooks : Jasper Wolf, 17 ans, n'est pas très sérieux. Avec ses amis Ping, Jonah et Tenaya la seule fille du groupe, ils s'ennuient dans cette banlieue grise de l'Angleterre profonde. Alors ils testent leur limite dans des fêtes placées sous le signe de l'alcool frelaté, des drogues commandées en toute impunité sur internet, du sexe sans lendemain, des comas éthyliques et des black-out sous stupéfiants. Jasper aimerait bien entrer dans les bonnes grâces de Georgia Treely mais à la place il couche avec Abby Hall. En thérapie depuis une sale histoire de chat mort violemment, il se fait des films d'un rien, s'invente une réalité alternative. Il est d'ailleurs persuadé que son beau-père Keith est un meurtrier qui s'est débarrassé de sa première épouse et n'attend que le bon moment pour faire de même avec sa mère et lui-même. Les soirs d'insomnie qu'il ne passe pas à écrire un roman ou à mater du porno live, Jasper les passe échafauder les théories les plus dingues. Pendant ce temps, sa mère le harcèle pour qu'il organise les révisions de son examen de fin de lycée. Une camarade se suicide après que son petit ami a fait circuler une vidéo compromettante. Abby prétend être enceinte de Jasper. 

Tout premier roman de l'anglais Ben Brooks écrit alors qu'il n'a lui-même que 17 ans, publié en 2011 pour ses 19 ans, La nuit nous grandissons s'impose comme un roman générationnel subversif dont l'humour décalé, le propos corrosif font dans la provocation à l'instar de la série Skins ou d'un jeune Bret Easton Ellis, époque Moins que zéro. Surprenant jeune homme, sale gosse des lettres britanniques, qui aujourd'hui compte à son actif cinq livres dont deux traduits en français, celui-ci et Lolito dont je vous parlais il y a deux semaines ici, l'auteur donne dans cet ouvrage la parole à un double de fiction.

Jasper son narrateur, adolescent en manque de repères, immature, obsédé par le sexe, autodestructeur, cultive avec soin une nonchalance de surface, apparence désabusée à préserver à tout prix auprès des copains pour ne pas révéler sa profonde fragilité.  Aussi égoïste que manipulateur, cet anti-héros cynique tout à fait paumé gagne les cœurs grâce à une bonne dose d'autodérision, n'hésitant pas à faire récit de ses plus pitoyables moments. Camouflant sa sensibilité Sous le masque du parfait petit con, Jasper camoufle sa sensibilité profonde avec son. Il dissimule ses peurs, les angoisses qui le tiennent éveillées la nuit.

Portrait d'une jeunesse en déshérence qui ne se reconnaît pas dans le modèle adulte qui lui est proposé, Ben Brooks évoque l'univers abrupt de gamins désemparés en manque d'idéal. Justesse des dialogues, des situations, il emprunte à l'adolescence son goût de l'excès et son sens de la provocation touchant au plus près à la réalité d'une génération. Tandis que parfois sur les visages de ses personnages, les traits de l'enfance resurgissent, le romancier évoque avec subtilité la terrible fin de l'innocence. Sous la frivolité, l'âpreté psychologique est déchirante.

La fluidité de la plume souligne la crudité parfois malaisante d'un propos volontiers trash voire même sordide. Avec une science de dentellière, Ben Brooks tisse une atmosphère anxiogène dont jaillissent soudain, comme des fleurs poussées sur le fumier, des traits d'intense poésie, des moments de tendresse pure. Rugueux, acide, La nuit nous grandissons nous parle avec sincérité d'une adolescence en quête de sens qui se désespère de la vacuité de l'existence.

La nuit nous grandissons - Ben Brooks - Traduction Marie de Prémonville - Editions Anne Carrière - Collection La Belle Colère



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.