Lundi Librairie : Babylone - Yasmina Reza


Babylone - Yasmina Reza : Dans une banlieue résidentielle au curieux nom, Deuil-l'Alouette, Elisabeth Jauze la soixantaine mélancolique, ingénieure brevets à l'Institut Pasteur, est aimée inconditionnellement de son mari Pierre, d'un amour qui ressemblerait presque à de l'indifférence. Elle a pour livre de chevet un recueil de photographies de Robert Frank, The Americans. Elle essaie le traitement anti-âge de Gwyneth Paltrow tandis que sa sœur trouve une nouvelle jeunesse dans des liaisons torrides. Au cinquième étage, Jean-Lino Manoscrivi juif italien d'origine est l'époux discret de la flamboyante Lydie, chanteuse de jazz et thérapeute new age. Maître d'Edouardo un chat capricieux à qui il ne s'adresse que dans la langue de Dante, Jean-Lino tente en vain de se faire aimer du petit-fils de sa femme. Eperdus de solitude, Jean-Lino et Elisabeth ont noué des liens d'amitié, une connivence singulière sans ambiguïté. Lorsque les Jauze organisent une fête chez eux pour célébrer le printemps, tout se déroule plutôt bien. Mais après la soirée, alors que Pierre et Elisabeth sont déjà couchés, Jean-Lino revient sonner à leur porte. Et leur annonce qu'il a étranglé Lydie. Pierre et Elisabeth se retrouvent confronter à un dilemme moral : doivent-ils aider leur voisin à dissimuler le corps ou prévenir la police ?

Le titre du roman, Babylone, fait référence au souvenir d'enfance de Jean-Lino à qui son père lisait tout les jours le verset de l'exil du Livre des Psaumes : " Aux rives des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous avons pleuré, nous souvenant de Sion ". Variation sur les thèmes de la solitude et du couple, Yasmina Reza compose une comédie acerbe, un vaudeville grinçant où cadavre et quiproquos servent la farce tandis que l'auteur épingle avec espièglerie les travers d'une certaine classe sociale. Meurtre bourgeois et cocktail mondain sont prétextes à décaniller avec une férocité irrésistible les préoccupations bien-pensantes des personnages. Naufrage des idées de gauche, bien-être animal, devoir de mémoire, travail de deuil, la romancière pique là où ça fait mal.

Flirtant volontiers avec la satire, le roman à la sobriété lucide est ponctué de saillies drolatiques pas piquées des hannetons. " La femme doit être gaie. Contrairement à l’homme qui a droit au spleen et à la mélancolie. A partir d’un certain âge une femme est condamnée à la bonne humeur. Quand tu fais la gueule à vingt ans c’est sexy, quand tu la fais à soixante c’est chiant ". L'écriture élégante donne forme au désespoir existentiel, aux angoisses macabres qui habitent les protagonistes. Construit autour du monologue intérieur de la narratrice, le récit articulé sur le mode du flash-back révèle progressivement les secrets cachés et les regrets dissimulés derrière les façades si lisses.

Depuis une situation établie, Yasmina Reza s'attaque à un travail de sape jubilatoire. Entraînant les protagonistes dans des dérives brusques et improbables, elle fait dérailler le train-train quotidien. De la comédie humaine symbolisée par la fête du printemps au drame conjugal, le vernis des convenances ne fait pas long feu. Entre l'effroi du drame et la désinvolture des personnages face à l'horreur, l'ambiguïté du décalage créée un effet de légèreté burlesque qui imprègne cette comédie mélancolique. Désolation, deuil de la jeunesse et des grandes espérances, angoisse de la médiocrité, absurdité des vies ordinaires, la mort omniprésente rappelle en contrepoint l'impermanence des choses.

Implacable observatrice, Yasmina Reza saisit le monde avec un mordant d'une intime précision. Elle dresse un constat cruel de l'inexorable solitude des êtres, de la petitesse des existences. Joyeusement désabusé, férocement drôle !

Babylone - Yasmina Reza - Editions Flammarion
 


Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.