Paris : Au Lapin Agile, souvenirs de la bohème à Montmartre et cabaret moderne - XVIIIème



Au début du XXème siècle, mythique lieu de la bohème artistique montmartroise à son apogée, le cabaret Au Lapin Agile a connu une trajectoire mouvementée. Dans la grande lignée des légendes de la Butte, s'il n'est plus exactement un épicentre de la vie intellectuelle, il conserve une aura de carte postale qui ne cesse de séduire les touristes du monde entier. Tour à tour auberge, guinguette, cabaret, le Lapin Agile "nous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître", les contes de la bohème et les secrets d'un Paris lointain.









Le bâtiment qui héberge le Lapin Agile a été construit en 1795. A partir de 1860, il devient une auberge-guinguette populaire. Sur les hauteurs d'un Montmartre champêtre s'épanouit le paisible village des artistes planté de moulins alors que plus bas le long du mur d'octroi, le plaisir et le crime se mêlent dans des orgies festives. Hommage à ce voisinage interlope, l'établissement se nomme alors Au rendez-vous des voleurs puis devient en 1869 Le Cabaret des Assassins en référence aux murs ornés tableaux et gravures représentant de célèbres meurtriers tels que Ravaillac ou Troppmann.  

Vers 1875, habitué des lieux, André Gill (1840-1885), célèbre caricaturiste de la Butte, imagine en guise d'enseigne un lapin en redingote bondissant d'une casserole. Une légende dit qu'il pourrait bien s'agir d'un autoportrait de l'artiste en lapin fuyard, clin d'œil au fait que Gill ayant participé à la Commune en 1871 s'en soit sorti sans dommage. Les riverains prennent alors l'habitude de désigner la guinguette sous le nom du Lapin à Gill qui par glissement devient progressivement le Lapin agile. L'enseigne originale est dérobée en 1893 et sur celle qui la remplace la bestiole perd sa redingote verte.

Le Lapin Agile, dont ce n'est pas encore le nom officiel, attire les artistes de Montmartre. A partir de 1883, Jules Jouy poète et chansonnier organise un banquet goguette, sorte de société festive, la Soupe et le Bœuf. Les convives se réunissent lors de dîners chantants au Cabaret des Assassins. En 1886, Adèle Decerf, ancienne danseuse de cancan rachète l'établissement qu'elle transforme en café-restaurant-concert baptisé A ma campagne. Fréquenté par les habitués du Chat Noir, Charles Cors, Alphonse Allais, Jehan Rictus, sa réputation se développe. Le chansonnier Aristide Bruant y convie le peintre Toulouse-Lautrec et l'écrivain Georges Courteline. Paul Verlaine, Auguste Renoir s'y retrouvent souvent.

Vers 1900, celle qui est appelée la mère Adèle revend le cabaret à Berthe Sebource qui s'y installe en compagnie de sa fille Marguerite (Margot) Luc. Elles sont rejointes dans cette entreprise en 1903 par Frédéric Gérard (1860-1938) dit le père Frédé. Personnage haut en couleur de Montmartre, marchand des quatre saisons. Cabaretier malheureux, il a tout juste été contraint de fermer son établissement Le Zut, rue Norvins ou rue Ravignan selon les sources, à la suite d'une bagarre qui a tourné à l'émeute entre les marlous du coin. Il emmène avec lui tout une ménagerie : l'âne Lolo, la chienne Friska, un singe, un corbeau, des souris blanches. 

Amis des peintres et des poètes, Frédé anime les soirées du Lapin Agile en chantant des chansons réalistes et des romances qu'il accompagne à la guitare. Rapins, écrivains, truands, anarchistes se retrouvent tous ensemble dans un mélange des genres singuliers. On y croise Pablo Picasso, Maurice Utrillo, André Derain, Georges Braque, Amadeo Modigliani, Guillaume Apollinaire, Max Jacob, André Salmon, Pierre Mac Orlan, Francis Carco, Roland Dorgelès, Gaston Couté, Jules Depaquit, Caran d’Ache, Forain, Jehan Rictus, Charles Dullin, Blaise Cendrars, Léon-Paul Fargue, Paul Fort.









Charles Dullin fait ses premiers pas sur la scène du Lapin Agile en 1902, intervention durant laquelle il déclame des pièces choisies de Baudelaire. Apollinaire y lit les poèmes du recueil "Alcools". En 1905, Pablo Picasso y situe son "Arlequin au verre". Il se représente en arlequin un verre au comptoir, Frédé à la guitare au fond. Cette toile restera au mur du Lapin Agile jusqu'en 1911. Achetée en 1989 par le Metropolitan Museum of New York, elle se trouve aujourd'hui aux Etats-Unis.

Lors de son séjour sur la Butte, Picasso peint également un portrait de Margot, belle-fille de Frédé, future femme de Pierre Mac Orlan, un tableau intitulé "La femme à la corneille" (1904). Le décor du Lapin Agile s'enrichit d'œuvres que les artistes désargentés échangent contre un repas ou en gage de remerciement. Au moulage d'un Apollon Citharède s'ajoute en 1908, un Christ grandeur nature en plâtre sculpté par Léon-John Wasley (1880-1917).

En 1910, Roland Dorgelès qui situera une partie de son roman "Le Château des Brouillards" au cabaret du Lapin Agile organise un canular devenu célèbre. Assisté d'André Warnod et Jules Depaquit, et en présence d'un huissier de justice, maître Brionne, il attache un pinceau à la queue de l'âne Lolo. Par les mouvements de l'animal est peinte une toile que Dorgelès intitule "Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique".

Le tableau est présenté au salon des Indépendants accompagné d'une parodie de manifeste, le Manifeste de l'excessivisme. L'oeuvre est signée Joachim Raphaël Boronali, anagramme d'Aliboron, l'âne de Buridan et remporte un certain succès auprès des critiques. Lorsque Dorgelès dévoile la supercherie, il clame haut et fort son mépris pour cette engeance. Les canulars deviennent alors une tradition à Montmartre.







Devenu une véritable institution culturelle, le Lapin Agile accueille artistes et voyous mais le père Frédé qui aimerait bien se refaire une réputation tente d'éloigner les malfrats de son cabaret. Les tensions sont à leur comble en 1910, lors d'un incident durant lequel son fils Totor, Victor, meurt d'une balle perdue derrière le comptoir. Pierre Mac Orlan s'inspirera de cet épisode pour écrire l'une des scènes de son roman Quai des Brumes paru en 1927 et Jean-Louis Vallas baptisera Frédé dans son poème Au Lapin Agile le "Tavernier du quai des brumes".

En 1913, le bâtiment menacé de destruction est racheté par Aristide Bruant qui en laisse la gérance au père Frédé. Jusqu'en 1914, sous le grand acacia, le Lapin Agile est le foyer de la bohème mais après la guerre, les artistes qui préfèrent Montparnasse à Montmartre n'y reviennent pas. Alors que disparaît peu à peu le maquis de la Butte et son atmosphère villageoise, en 1922, Aristide Bruant revend le cabaret à Paulo à qui il a appris à chanter, le fils de Frédé. Ce dernier termine sa vie paisiblement dans le village les Armenats, non loin de l'endroit où réside Mac Orlan à Saint-Cyr sur Morin, aujourd'hui jumelé avec Montmartre.


Maurice Utrillo Circa 1912
Maurice Utrillo 1938
Maurice Utrillo 1942


Durant l'entre-deux-guerres, de nouveaux interprètes montent sur scène, Stello, Jack Mirois, Jean Clément, Rina Ketty. En 1938, une jeune chanteuse, Yvonne Darle y fait ses premiers pas. Elle épouse bientôt Paulo. Au cours de l'Occupation, l'activité du Lapin Agile ralentit mais dès l'après-guerre, il trouve un nouveau souffle. Lieu de rencontre, tremplin pour les jeunes artistes, en 1947 le guitariste Alexandre Lagoya y fait la connaissance de Léo Ferré, en 1955, Claude Nougaro y débute, Georges Brassens s'y produit. En 1972, Paulo cède la direction à Yves Mathieu, son beau-fils qui perpétue aujourd'hui la tradition. La salle basse originelle a été préservée et les soirées chantantes destinées à un public très touristique misent sur les complaintes entraînantes plutôt que sur les chansons à texte.

Au Lapin Agile
22 rue des Saules - Paris 18



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie. 


Bibliographie
Le guide du promeneur 18è arrondissement - Danielle Chadych et Dominique Leborgne - Parigramme
Traversées de Paris - Alain Rustenholz - Parigramme
Le guide du patrimoine Paris - Sous la direction de Jean-Marie Pérouse de Montclos - Hachette

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