Portrait de Parisien : C215, la poétique du pochoir et l'émotion polychrome

C215 - Vitry-sur-Seine


J’ai profité de rares éclaircies entre deux épisodes polaires pour aller me promener bravant le froid malgré un ciel céruléen afin de réaliser quelques clichés et alimenter la rubrique Street Art que vous appréciez tant. Ces pérégrinations m’ont menée dans le XIIIème arrondissement le long du quai d’Austerlitz jusqu’au quai François Mauriac. J’ai pu y redécouvrir le parcours réalisé par un artiste que j’apprécie particulièrement, Christian Guémy alias C215. Sur ce tronçon attenant à la Seine, il a ponctué tous les compteurs EDF de ses réalisations pleines d’émotion et de poésie.


C215 - Vitry-sur-Seine
Quai François Mauriac - Paris 13 - C215
Quai de la Gare - Paris 13 - C215


Pochoiriste, poète, éditeur, organisateur d’expositions, C215 peuple les rues de portraits sensibles éclairés d’une lumière singulière qui est lui est propre. Globe-trotter inspiré, il envisage la vie et son œuvre comme un carnet de voyage. Il a laissé sa trace sur les murs du monde entier : Londres, New York, Rome, Barcelone, Oslo, Varsovie, New Delhi, Moscou, Istanbul, Dakar, Sao Paulo, Toronto, Berlin. Tout d’abord historien d’art pour les Compagnons du devoir, chargé d’études pour le Syndicat du meuble, responsable export pour un industriel textile, c’est une raison très personnelle qui mène Christian Guémy dans la rue, bombe aérosol en main.

En 2006, à l’âge de 32 ans, juste après la séparation avec la mère de sa fille, il publie  deux recueils de poèmes écrits pour son enfant, la petite Nina et demande à des artistes du milieu street art de les illustrer. L’idée de réaliser lui-même des pochoirs lui vient alors naturellement. Les premiers portraits qu’il réalise sur les murs de la ville sont ceux de la mère de sa fille et de Nina une façon de montrer qu’il pense à elles en peignant leur visage dans les rues de leur quartier. L’art urbain requalifie la géographie esthétique et sensible de la ville en la reconfigurant. Une formule plastique contextuelle caractérisée par sa non-pérennité, sa volatilité. C215 est né en 1973. Il vit et travaille à Vitry sur Seine. C’est dans cette ville de proche banlieue que l’on peut admirer le plus grand nombre de ses réalisations. 


C215 - Vitry-sur-Seine


Ce n’est pas par hasard que l’on retrouve dans  l’œuvre de C215 de nombreux clins d’œil aux tableaux de la Renaissance.  Le cursus universitaire de Christian Guémy témoigne de sa passion de longue date : maîtrise d’histoire, master en histoire de l’architecture, master en histoire de l’art à la Sorbonne. Il mentionne volontiers comme source d’inspiration Le Caravage pour " sa lumière, la subversion inhérente à son œuvre ", Botticelli  " l’illustrateur ultime ", Véronèse et sa " maîtrise parfaite, académisme, classicisme absolu ", les portraits de Dürer. Côté street art, ses références : Ernest Pignon Ernest, Banksy, El Mac, Dan23, Aryz, Blu, Swoon. 

C215 explore les possibilités du pochoir en allant à l’encontre de ce qu’on en attend. " l’intérêt d’un medium, c’est d’aller à rebours de ce qu’il permet ". Le stencil art offre divers avantages : la précision du trait, l’application sur tout support, la rapidité d’exécution. Furtivité poétique du geste qui intervient après une longue préparation en amont, la découpe de la matrice requérant patience et minutie particulièrement dans le cas des œuvres de C215 dont le sens extrême du détail donne un réalisme poignant à ses réalisations. Si le pochoir est répétitif par nature, l’artiste personnalise et retravaille chacune de ses interventions afin de les rendre parfaitement uniques.


C215 - Jon Cartwright - Quai de la gare - Paris 13
C215 - Quai d'Austerlitz - Paris 13


L’enfance populaire en banlieue parisienne de Christian Guémy, élevé par ses grands-parents, lui a donné un goût certain pour les personnes marquées par la vie et influence aujourd’hui le choix de ses sujets : mendiants, réfugiés, enfants, petits vieux burinés. Il a développé un vocabulaire pictural singulier, un style très personnel plein de délicatesse.  

Hommage aux anonymes, aux habitants des quartiers qu’il visite, son travail subtil sur le portrait fait souvent référence à l’histoire de l’art. Il est à l’opposé des réalisations au pochoir plus grossières que l’on découvre communément sur les murs. A la finesse du trait, il allie une large palette de couleurs et une multiplication des médiums, acrylique, vernis, sprays. Cette volonté d’hybridation requiert de nombreux outils et détermine une transformation du langage artistique au service d’une esthétique du surgissement. 


C215 - Fresque Ecole Cité Doré - Boulevard Vincent Auriol - Paris 13
C215 - Fresque Ecole Cité Doré - Boulevard Vincent Auriol - Paris 13
C215 - Fresque Ecole Cité Doré - Boulevard Vincent Auriol - Paris 13
C215 - Fresque Ecole Cité Doré - Boulevard Vincent Auriol - Paris 13


L’intervention artistique en milieu urbain est fondée sur le principe d’immersion, en prise directe avec le public des citadins. Humilité de l’artiste qui s’expose lui-même en exposant son œuvre sans filtre. Cette confrontation directe est marquée par  l’incertitude de résultat. Le street art est un art du geste public, un art d’investissement radicalement éphémère, vit au rythme de la ville et disparaît en mesure avec la pulsion de la ville. Avec ses portraits, C215 place les spectateurs face à de vraies personnes, aux visages qui peuplent leur quartier. Lorsqu’il peint ses proches, particulièrement sa fille Nina dont il est fou, il partage son intimité sans calcul, sans faux semblant, sans revendication préméditée.

Le territoire de la cité est à la fois périmètre d’intervention et argument artistique. Christian Guémy considère que l’intrusion de l’artiste dans le tissu du monde urbain doit se faire de façon harmonieuse. La logique d’appropriation du street art nécessite une réflexion quant à l’endroit qui accueillera l’intervention afin de respecter les communautés qui sont amenées à côtoyer ces œuvres au quotidien. Il s’agit d’esthétiser selon un angle inattendu l’espace urbain, apporter une autre lecture de la ville et apposer sur les murs une forme, expression de liberté.


C215 - Vitry-sur-Seine


La réalité géographique de la ville donne l’échantillon que l’artiste va travailler, recombiner, offrant une proposition nouvelle, posant un regard différent. C’est une fois sur le lieu de l’intervention que C215 choisit les couleurs qui lui serviront afin que la réalisation s’intègre naturellement.  

Célébration de la ville moderne, chronotope essentiel de la création, on observe un effet de reflet entre l’œuvre et son cadre. Au-delà de l’esthétique, il y a une quête d’identité afin que le public puisse se reconnaître dans l’intervention. La ville préexiste au travail, la proposition du graffeur s’y ajoute et la complète, art de l’altération en perpétuelle évolution.


C215 - Vitry-sur-Seine
C215 - Vitry-sur-Seine
C215 - Vitry-sur-Seine


C215 préfère travailler en plein jour pour une question de luminosité, la nuit on ne voit pas grand-chose. Ses supports favoris ? Le mobilier urbain, les boîtes aux lettres, les compteurs électriques EDF, les murs, les portes. Et malgré la furtivité essentielle de sa technique, un petit pochoir peut lui prendre environ 40 minutes d’intervention. Cela augmente la sensation de risque, entre audace folle avec adrénaline pour tout moteur.

La dimension de l’interdit, du risque ajoute au plaisir de subversion. Pour Christian Guémy, il s’agit de reprendre possession de l’espace urbain en humanisant les villes, en y réintroduisant de l’émotion, poétique dissidente et humaniste.


C215 - Vitry-sur-Seine
C215 - Vitry-sur-Seine
C215 - Vitry-sur-Seine


Le marché de l’art à l’étroit dans son aire traditionnelle a trouvé une nouvelle dynamique en prenant possession de la rue, atelier sans toit. Il s’agit de recomposer la notion de contemporanéité en se dirigeant vers une déconstruction du concept d’œuvre d’art et parfois d’auteur au profit de celui de processus. Les commandes publiques, les expositions dans les musées permettent d’accéder à une forme de reconnaissance mais ne peuvent égaler le plaisir de conquérir de nouveaux lieux inexplorés. C215 joue le jeu des galeries, des institutions mais préfère avant tout la rue.

Toute pièce réalisée dans la rue est amenée à disparaître, la dimension éphémère fait partie de la beauté du street art. L’accès aux galeries assure une pérennité qui ne procède pas de son essence naturelle. Il y a là une certaine schizophrénie, une ambiguïté qui s’explique tout simplement par l’envie de pouvoir gagner sa vie grâce à son œuvre.


© C215 - Wanted - Oeuvre dérobée par des spéculateurs à Paris
Fresque rue Nationale - Paris 13


Les  créations sur toile et sur bois de C215 s’inspirent de son travail dans la rue. Les expositions lui offrent la possibilité de réaliser des projets complexes, de traiter un sujet de façon plus fouillée, d’en donner une interprétation au travers de plusieurs œuvres exposées au même endroit qui interagissent entre elles et offrent une vision globale. Afin de ne pas perdre la poésie, il faut « rester libre, ne pas être esclave de soi-même ». L’art urbain est aujourd’hui tiraillé par les contradictions d’une sous-culture devenue mainstream.

Ce mouvement dont l’intensité et l’ancrage explique le magnétisme est pervertit par la fièvre spéculative qui l’entoure. Ce n’est plus un geste libre sans arrière-pensées, la préméditation mercantile entache sa réputation. En recherchant légitimité et crédibilité, les graffeurs risquent d’aller vers une dénaturation de leur art. Le street art est d’ailleurs victime de son succès. Récemment Artcurial a vendu une création de C215 pour la somme de 23 000 euros. Dans le même temps, on assiste à une multiplication d’arrachage d’œuvres. Les portes des compteurs EDF sur lesquelles il intervient sont découpées, parfois même à la scie circulaire. La spéculation prive d'une œuvre le public auquel elle est destinée.
 

C215 - Vitry-sur-Seine


A travers ses portraits d'anonyme, C215 transmet un message universel plein d'émotion et de dignité. Il s'adresse à tous à travers la grâce sensible de ses pochoirs. Aujourd'hui, la notion de beau dans l'art a fait place à celle de concept. Mais je ne peux m'empêcher d'être bouleversée par la beauté que dégage les œuvres de cet artiste. Un talent aigu qu'il met également au service des plus démunis notamment les enfants lorsqu'il s'engage dans des causes humanitaires afin de lever des fonds, des favelas de Rio aux bidonvilles de Dakar.