Originaire de la région grenobloise, le narrateur, un marginal inquiétant, s'est installé à l'autre bout du monde - à Tataouine, la ville tunisienne ou peut-être un bled quelconque en référence à l'expression - afin d'échapper aux conséquences de ses actes. Il a trouvé refuge, par hasard, auprès d'une octogénaire, expatriée française, dont il est peu à peu devenu l'homme à tout faire. Pris par un fâcheux désir de conter son parcours, il prend la plume pour évoquer son épopée sanglante, ses pérégrinations mortifères et ne tarde pas à partager cette œuvre avec son hôtesse. Dans sa confession écrite, sous couvert de fiction, il évoque comment, renonçant au suicide, il choisit de laver l'affront de son insuccès, son sentiment de ratage en s'en prenant à la société toute entière par le biais des femmes. Il devient un tueur en série, un tueur de femmes. Criminel décomplexé mu par sa propre logique, à la fois terrifiant et charmeur, il décide que chacune de ses victimes représentera une classe sociale. L'ensemble de son tableau de chasse reproduira la hiérarchie de la société capitaliste, de l'aristo grenouille de bénitier à la SDF en passant par la femme de footballeur ou la caissière.
Raphaël Quenard, nouvelle coqueluche du cinéma d'auteur français, endosse le rôle de primo-romancier et livre un thriller satirique savoureux biberonné à "Faites entrer l'accusé", incursion littéraire qui tient de Bret Easton Ellis, Hubert Selby Jr ou Chuck Palahniuk. Sous sa forme de polar parodique, "Clamser à Tataouine" nous invite dans la tête d'un tueur misanthrope à la fois monstrueux, amoral, malfaisant et terriblement divertissant. Ce triste sire sulfureux, détestable, lâche et pathétique qui embrasse toutes les outrances. Il justifie ses actes de sauvagerie comme seul traitement idoine apporté à son mal-être particulier, dérèglements d'un cerveau malade. Sociopathe pervers, caméléon inadapté, il laisse libre cours à sa frénésie criminelle, ses obsessions morbides. Il séduit ses victimes et les fait passer de vie à trépas tout en interrogeant la vie, la mort, Dieu, la sexualité, la morale. Autant de digressions existentielles provocatrices pas exemptes de malice. Parfois, il justifie ses actes en se targuant de mansuétude, libérateur des existences grises, entre ravissement et dégoût.
Raphaël Quenard bouscule les tabous dans une charge contre la société actuelle. Il peint un pastiche grinçant, poisseux, d'une noirceur portée en étendard, où la caricature revendique la frontalité la plus brutale. La langue faussement classique témoigne d'un goût des mots et du lyrisme, envolées jubilatoires, embardées grandiloquentes. Un trébuchement, un hoquet, la gouaille s'immisce dans cette faconde décalée, ressort comique des grandes phrases un peu bancales, imprécision d'un terme, d'un usage pas tout à fait correct, d'une tournure claudicante. Entre torsions et triturages, le décalage permanent vient faire sonner les mots comme une langue étrangère.
D'une efficacité redoutable, rythmique de précision et apartés philosophico-comiques, le texte prend une saveur particulière au gré des rencontres. La galerie de personnages incarne les stéréotypes de classe et Raphaël Quenard s'amuse dans la caricature et les excès. À travers son anti-héros, il se pose en observateur des absurdités du monde tel qu'il va, violence sociétale, lutte des classes, inégalités, capitalisme triomphant, ascenseur social en panne. Chronique aussi cynique qu'excentrique, objet littéraire inattendu, il serait dommage de bouder son plaisir.
Clamser à Tataouine - Raphaël Quenard - Éditions Flammarion
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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