Première rétrospective parisienne consacrée au travail de Thomas Schütte, ambitieuse monographie avant celle attendue en 2021 au MoMa à New York, Trois actes à la Monnaie de Paris présente une soixantaine d’œuvres dont six réalisées à l’occasion de cet événement. Lion d’or à la Biennale de Venise en 2005, l’artiste allemand né en 1954 à Oldensbourg, élève de Gerhard Richter dans les années 1970 à la Kunstakademie de Düsseldorf, n’avait pas été exposé dans la Capitale depuis près de trente ans. Sculpture monumentale, cire et pâte à modeler, installation, céramique, dessin, peinture, aquarelle, architecture, l’oeuvre protéiforme de Thomas Schütte, sous son apparent éclectisme, tisse à travers trois décennies un propos cohérent, une réflexion fil rouge sur la société et la vulnérabilité des individus face aux systèmes. L’ensemble de son travail suit un même mouvement incessant, changements d’échelle, de matériaux, renouvellement des motifs récurrents. Il exprime entre drame et dérision, violence et innocence, une profonde angoisse existentielle, une critique ironique de notre monde où la caricature trouve naturellement sa place. L’exposition à la Monnaie de Paris se déploie sous la forme d’un vaste cabinet de curiosités, des cinq cours du 11 Conti investies par l’artiste aux ors des salons. Fascinant, troublant.
Trois actes, Dreiakter, oeuvre de jeunesse datant de 1982, qui donne son nom à cette rétrospective est un dispositif mêlant peinture et installation. Trois toiles monumentales sont entourées de saynètes miniatures en bois. Les peintures, disposées en triangle comme des panneaux publicitaires, sont frappées des symboles de la production industrielle allemande, notamment le sigle de la firme Volkswagen. Thomas Schütte y dénonce de façon satirique la forme prise par la reconstruction économique et l’essor des grands groupes tentaculaires, la prévalence de la publicité dans l’espace public, la transformation des individus en consommateurs.
A la Monnaie de Paris, l’exposition conçue en triptyque, trois temps, trois thématiques, trois niveaux de lecture se déploie sous forme de panorama sur les trente dernières années. Thomas Schütte est le premier artiste présenté au 11 Conti à en investir intégralement les cinq cours avec un ensemble des bronzes monumentaux. Sa pratique d’une forme de théâtralité, de mise en scène et en espace des œuvres sous-tend la mise en abyme du regard et la remise en question des systèmes préconçues dans lesquels les êtres sont malgré eux embrigadés. L’oeuvre intervient sous forme de catharsis afin d’explorer l’angoisse métaphysique de la finitude, le drame existentiel de la condition humaine. L’artiste se propose de décrypter la fragilité des organisations socio-politiques de notre époque, l’instabilité et la pluralité des sociétés. Troublant, surprenant, rebutant parfois même, le travail de Thomas Schütte cherche à susciter les émotions.
Si l’artiste est mondialement reconnu, son travail représenté dans les grands musées Reina Sofia à Madrid, Fondation Beyeler à Bâle, collections privées Mac et Anne-Marie Robelin à Roanne, François Pinault à Venise et au Couvent des Jacobins à Renens, il a néanmoins choisi de financer lui-même ses productions afin de préserver son autonomie. Ce taiseux à la franchise désarmante, désabusé par les propositions muséales, a ouvert en 2016 à Neuss près de Düsseldorf, son propre musée consacré à la sculpture afin d’y exposer ses œuvres et celles d’artistes qu’il admire Juan Munoz, Richard Deacon, Anthony Caro.
Obsédé par le travail sériel, Thomas Schütte s’investit dans un renouvellement perpétuel quitte à revenir des dizaines d’années plus tard sur des motifs préexistants pour décliner des modèles formels imaginés dès sa sortie des Beaux-arts, en grand format, dans des matériaux différents. Son oeuvre à tiroirs, théâtrale, démesurée, ose les associations improbables tour à tour ironiques, grotesques, méditatives. En 1981 à l’âge de 27 ans, il n’hésite pas à imaginer sa propre tombe, Mein Grab, un véritable mausolée ubuesque d’un rouge flamboyant marqué de la date de son possible décès 25 mars 1996.
Les expérimentations de l’échelle donnent naissance à des créatures monumentales qui répondent à leurs soeurs miniatures. Ainsi les United enemies, personnages de siamois effrayants réalisés entre 1993 et 1994, poupées-marionnettes en pâte à modeler et chiffons sont devenues en 2011 des bronzes monumentaux, personnages grimaçants dont la représentation est ouverte aux interprétations.
L’oeuvre de Thomas Schütte assume un ancrage dans l’histoire de l’art. Les liens de filiation avec expressionnisme allemand et le grotesque viennois s’affirment par le biais de figures grimaçantes qui dénoncent la grandiloquence de la comédie humaine. Il s’agit d’exprimer le monde tel qu’il est ressenti, commentaire aussi grinçant que lucide, plutôt que la réalité.
L’héritage plastique de la statuaire figurative, de la sculpture antique aux avant-gardes modernes, s’affiche à travers une pratique classique proche de l’artisanat, telle que pour la Série Wichte en céramiques des années 1990 ou encore la série Glashopf en verre de Murano. L’homme au drapeau, L’homme dans la boue, les Fratelli, le Père Patrie, Hommes dans le vent 2018, les personnages masculins de Thomas Schütte, sculptures classiques en ronde bosse, revendiquent une parenté avec les formes de Rodin, de Messerschmidt. Tandis que ses nus féminins, la série Frau sur socle de métal, évoquent ceux de Maillol ou encore de Picasso.
En explorant l’architecture, des maquettes aux réalisations grandeur nature pour des collectionneurs près de Roanne ou dans le Tyrol, il affirme l’influence du Bauhaus sur son travail. Dans les années 1980, il signe des maquettes de maison pour célibataires, des monuments fictifs dont les volumes semblent inspirer des univers carcéraux. Dans les années 2000, il revient sur cette exploration en produisant Maison de vacances pour terroristes réalisée en 2002, un assemblage de pavillons colorées aux formes modernistes.
De l’évolution des thématiques au choix des matériaux, Thomas Schütte cherche à brouiller les pistes. Il absorbe et renouvelle. Installations avec des chaussettes, masques hideux de carnaval, personnages en pâte à modeler, peintures, aquarelles gracieuses, céramiques élégantes, visages en verre distillent le trouble. L’artiste subtilement bascule du figuratif à l’abstrait, d’une matière à une autre pour mieux interroger le monde contemporain dans une critique distanciée aiguë.
Thomas Schütte, Trois actes
Jusqu’au 16 juin 2019
11 quai de Conti - Paris 6
Tél : 01 40 46 56 66
Horaires : du mardi au dimanche de 11h à 19h, nocturne le jeudi jusqu'à 21h
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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