Théâtre : L'amante anglaise de Marguerite Duras - Avec Judith Magre, Jacques Frantz, Jean-Claude Leguay - Mise en scène Thierry Harcourt - Le Lucernaire



Un homme, Pierre Lannes, fonctionnaire au ministères des Finances, est interrogé par un second au sujet du meurtre que son épouse a commis. Claire Lannes, tranquille femme au foyer qui s'ennuie mariée à un indifférent, a assassiné Marie-Thérèse Bousquet, une cousine sourde et muette qui vivait avec le couple en tant que domestique. Elle a ensuite dépecé le corps puis dispersé les morceaux dans des trains de marchandises afin qu'ils ne soient pas retrouvés. L'interrogateur tente de retracer les circonstances qui ont mené cette femme sans histoire à commettre l'irréparable puis à se dénoncer. Pourquoi Claire Lannes a-t-elle tué ? Où se trouve la tête de la malheureuse victime ?





Inspiré d'un fait-divers authentique dont le procès se déroula en 1949, L'amante anglaise interroge le mystère d'un meurtre sans explication. Fascinée par l'histoire d'Amélie Rabilloud qui après avoir assassiné son mari, découpa le cadavre dont elle éparpilla les fragments à Savigny-sur-Orge, Marguerite Duras explore l'énigme du passage à l'acte. L'étrangeté du propos se mêle à l'audace du sujet, la complexité des caractères et leurs contradictions. Les mots sonnent parfois presque discordants, comme si la réalité elle-même se laissait envahir par la folie des personnages. 

Divisée en deux parties distinctes, deux face-à-face très différents, la pièce donne tout d'abord la parole au mari, Pierre Lannes interprété par Jacques Frantz qui tente de répondre à un interrogateur qui prend les traits de Jean-Claude Leguay et dont la fonction reste floue. Ce dernier est-il policier, magistrat, psychiatre, journaliste ? Il est hanté par cette question : pourquoi ? Les deux hommes en duettistes s'opposent sur le mystère qui peine à se dissiper tandis que se dessine en creux peu à peu la silhouette de Claire, sublime Judith Magre. "Rien ne restait en elle […] elle était comme fermée à tout et comme ouverte à tout". Lorsque la criminelle apparaît, elle est cette petite bourgeoise blasée par sa vie étriquée dont la fausse docilité se craquelle comme un masque pour faire apparaître toute l'ambiguïté du personnage tenté par les abîmes. Sincérité, désespoir, manipulation, ironie, fragilité, cruauté, insensibilité, Claire Lannes offre le visage changeant d'une personnalité instable aux frontières de la folie.






La mise en scène sobre, incisive, pensée par Thierry Harcourt donne toute sa fluidité au mouvement de l'imaginaire. Le plateau dépouillé, minimaliste tel que le voulait Duras, trois chaises, une table-bureau devant un rideau noir, s'anime par des jeux de lumière imaginés par Jacques Rouveyrollis et qui créent une atmosphère singulière. Cette ambiance souligne le sentiment d'intériorité et de vertige qui prend peu à peu personnages et spectateurs dans le même vacillement de la conscience. 

La finesse et la profondeur de l'interprétation donne une sensation de réalisme aux deux tête-à-tête qui se suivent dans les nuances d'une partition subtile. Le dialogue hanté par la question du pourquoi entre Jacques Frantz qui est Pierre Lannes et Jean-Claude Leguay qui interprète l'interrogateur, est vif, grondant, contrarié, les deux comédiens superbement convaincants. Le regard tantôt espiègle, amusé, sarcastique puis trouble, perdu, fragile, Judith Magre est cet impénétrable sphinx qui se joue des interrogations. Elle incarne avec intensité cette absente qu'est Claire Lannes, figure étrange, hors du monde, auteur d'un meurtre qu'elle se refuse à expliquer, qu'elle ne s'explique peut-être pas elle-même. La musicalité de sa belle voix se prête avec bonheur aux variations des mots de l'auteur. 




Pièce intrigante, troublante, L'amante anglaise laisse en suspens comme irrésolue la question de la responsabilité et de la culpabilité. Un très beau moment de théâtre et des comédiens magnifiques.

Mise en scène de Thierry Harcourt
Avec Judith Magre, Jacques Frantz et Jean-Claude Leguay
Du 25 janvier au 9 avril 2017 - Du mardi au samedi à 19h et le dimanche à 15h

Le Lucernaire
53 rue Notre Dame des Champs - Paris 6
Tél : 01 45 44 57 34



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.