Lundi Librairie : La joueuse de go - Shan Sa



La joueuse de go - Shan Sa : En 1937, dans une petite ville de Mandchourie occupée par l'armée japonaise, une lycéenne chinoise joue au go sur la place des Mille Vents pour échapper à l'ennui et à son mal-être adolescent. Sa famille est issue d'un prestigieux clan mandchou et ses parents qui ont fait leurs études en Angleterre sont deux intellectuels déconnectés de la réalité qui ne vivent que pour la littérature. Alors que le cousin Lu épris de la jeune fille voudrait l'épouser, elle rêve d'un autre destin s'interrogeant sur ce que signifie devenir femme lorsqu'elle n'a pour exemple que des sacrifices, celui de sa sœur Perle de Lune dont le mari volage la fait souffrir, ou encore celui de sa propre mère qui se dédie entièrement au travail du père. Lors d'un incident organisé par les rebelles chinois contre les japonais, la lycéenne fait la connaissance de deux étudiants, Min et Jing. Son cœur hésite entre les deux garçons. Elle pourrait bien découvrir le véritable amour auprès de ce mystérieux inconnu au fort accent pékinois qui vient chaque jour jouer au go avec elle. Mais dissimulé sous des vêtements chinois d'emprunt, se cache un espion impassible, un jeune officier japonais obnubilé par le code d'honneur du samouraï et la grandeur impérialiste du Japon qui peu à peu se laisse troubler par le talent de l'adolescente.

Shan Sa, plume limpide, source claire, trace un tableau saisissant de la Chine des années 30, évocation puissante d'un pays ravagé par la guerre où la poésie lumineuse du verbe s'oppose au réalisme dramatique de l'Histoire en marche. A mesure que la tragédie se réalise, la prose méditative teintée d'onirisme s'emballe se fait déchirure, halètement.  A la splendeur des descriptions vivaces réplique la montée en puissance de l'horreur qui de plus en plus prégnante qui finit par s'imposer totalement.

A la veille de la guerre sino-japonaise, l'auteur saisit avec beaucoup de justesse les tensions permanentes d'un pays en ébullition, préludes aux grandes transformations que la montée des idées révolutionnaires évoque en contrepoint. Déchéance de l'empereur Pu Yi et de sa cour, pouvoir politique de Tchang Kaï-chek et du Kuomintang, oppositions et trahisons entre les résistants, exactions perpétrées par l'armée japonaise contre la population, c'est la grande Histoire qui se joue alors que la fiction rend hommage au peuple victime de la barbarie. 

Trame narrative alternée, La joueuse de go pénètre au cœur de l'intime passant de la voix de l'occupé, celle de la jeune Chinoise marquée par la naïveté de son âge, à celle de l'occupant, l'officier japonais qui vit le conflit dans toute sa violence quotidienne. Le jeu de go qui requiert habilité guerrière et intelligence stratégique est le lien tenu qui permet de comprendre l'autre à travers sa façon de jouer. Entre tension et admiration, alors que très peu de mots sont échangés, se noue une relation étrange.

Tandis que le thème des amours adolescentes dans la veine de Jules et Jim donne au récit un caractère universel, la fausse insouciance cette histoire de désir prend sa pleine dimension dans les circonstances de peur et de violence. Si la jeune fille est toute à la découverte de sa sensualité, Min et Jing engagés dans la résistance contre l'occupant japonais sont plus ancrés dans la réalité. L'aveuglement désespéré des grandes familles qui se grisent de vaines distractions ne peut plus tenir.

Le personnage de la lycéenne partagé entre désir de modernité et le poids de la tradition, interroge la condition féminine. Sa supériorité au jeu de go lui permet de défier les hommes qui ont imposé des codes aux femmes mais également de gagner leur respect. Une illusion de puissance pour échapper au carcan de la société et à l'horreur de temps troublés. 

Roman profondément humaniste dans lequel poésie et horreur se côtoient, La joueuse de go est un très beau texte. Puissant, inspiré, douloureux et troublant.

La joueuse de go - Shan Sa - Editions Grasset - Edition de poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.