Lundi Librairie : Ann - Fabrice Guénier



Ann - Fabrice Guénier : Approchant la soixantaine, en rupture de ban, un Français à bout de souffle croise, au cours de ses errances sexuelles en Asie du Sud-est, un amour improbable au cœur de la fange. Le narrateur s’éprend d’une jeune prostituée thaïlandaise rencontrée sur la Soï 6 à Pattaya, Ann, vingt ans, fille de bar, lumineuse créature, Lolita qui collectionne les peluches Hello Kitty. Son histoire sordide, de dénuement le plus complet, de traumatismes ne semble pas avoir entamer sa joie de vivre, sa grâce, sa générosité. Dès l’âge de sept ans, son père alcoolique essaie de la tuer à chaque fois qu’il boit. A onze ans, elle est violée par son beau-père. A quinze, elle se prostitue pour subvenir aux besoins de sa famille. Entre deux aller-retours de la France à la Thaïlande, le narrateur trouve du réconfort auprès de cette jeune fille qui lui apporte douceur et tendresse. Héroïne d’un récit d'ombre et de lumière, Ann décède trois ans plus tard d’une tuberculose causée par sa séropositivité, une mort brutale à vingt-trois ans, un déchirement pour le Français qui demeure inconsolable et décide de lui rendre hommage en rédigeant le roman de sa vie.

A travers cette histoire d’amour sur fond de tourisme sexuel, Fabrice Guénier compose une oraison funèbre, un long poème élégiaque pour honorer la mémoire de celle qu’il chérissait, arrachant les détails au chaos et à l’oubli pour faire revivre Ann à jamais dans les pages d’un livre, pour qu'elle demeure toujours ce lutin mutin, « une fille qui savait tout danser ». Chronique d’un deuil impossible, récit d’une vie et de sa fin douloureuse, Eros et Thanatos.

Le livre s’ouvre sur les rues vivantes de Thaïlande, les nuits chaudes où se côtoient l’horreur et le sublime. A cette image troublante, idéalisée et souriante du trafic d’être humains, l’auteur mêle souvenirs des instants de complicité partagée et rares réflexions lucides sur les Européens paumés qui ont recourt aux relations tarifées, leur misère affective rencontrant la misère économique de ces femmes courageuses qui héritent de tous les éclopés de la planète.

Lorsque la jeune fille tombe malade, l’ouvrage prend une nouvelle tournure plus violente, plus vraie également. La seconde partie, entre amour et souffrances indicibles, relate la longue agonie d’Ann dans un hôpital où elle est infiniment plus déshumanisée par la façon dont elle est traitée par le personnel qu’elle ne l’était dans la rue. Accompagnant, la famille à son chevet, pendant les dernières semaines de sa vie, Fabrice Guénier a assisté au calvaire de la disparue. La maladie, sujet difficile évoqué avec beaucoup d‘émotion, sans épargner le lecteur renvoie à des images christiques de sacrifice ultime du corps.

Témoignage poignant sur la disparition de l’être aimé, Ann laisse pourtant un sentiment de malaise. La prose poétique, le récit déchirant, la plume remarquable donnent à ce livre une dimension littéraire singulière et profonde. Mais j’ai presque eu l’impression de me laisser avoir comme si ces qualités indéniables pouvaient faire oublier la réalité de ce qui nous est raconté, l’histoire d’un client et d’une prostituée.

L’auteur, sous prétexte qu’il a des sentiments, sous prétexte qu’en Thaïlande les mentalités sont différentes, le rapport au corps particulier, et qu’il ne faudrait pas appliquer nos idées occidentales, semble se délester tout à fait de ses responsabilités. Sans client, Pattaya, ville du stupre et de la luxure, ne serait pas ce Disneyland du sexe. Les touristes sexuels exploitent la vulnérabilité et la pauvreté de milliers de femmes. Celles qui n’ont pas eu la chance d’avoir une éducation correcte n’ont d’autre horizon pour s’en sortir que la prostitution, les emplois classiques ne permettant pas de subvenir décemment à leurs besoins. La banalisation de la situation, comme si elle allait de soi, son acceptation et dans le cas de l’auteur, la façon dont il en prend son parti, ambivalence délétère, sont autant d’éléments qui laissent une sensation nauséeuse de sordide.  Le tourisme sexuel, quelque soit la forme qu'il prenne, est une abjection.

Ann – Fabrice Guénier – Editions Gallimard