Paris : Passage Jouffroy, le temps suspendu - IXème



Le passage Jouffroy, premier passage parisien entièrement conçu en métal et en verre - seuls les éléments décoratifs sont en bois - mais aussi l’un des plus tardifs à avoir été percé, bénéficie des avancées technologiques et architecturales du XIXème siècle. Son inscription aux monuments historiques par arrêté date du 7 juillet 1974. Tracé dans l’axe de celui des Panoramas comme une invitation à poursuivre une promenade à couvert, ses amples proportions, 140 mètres de long et 4 mètres de large bénéficient d’une belle luminosité grâce à sa verrière autoportante résolument moderne. Son charme suranné doit beaucoup à la présence de jolies échoppes, petits commerces originaux, tels ce vendeur de cannes de collection, cette librairie spécialisée dans les livres d’art rares ou encore l’amusant Palais Oriental à la façade stuquée. Le passage Jouffroy fait partie de ces trésors parisiens en décalage avec l’effervescence de la ville contemporaine. Et le temps suspendu bruit encore du frou-frou des robes des belles du Second Empire.





  



La Société du passage Jouffroy, compagnie privée dont les actionnaires principaux sont messieurs Félix de Jouffroy Gonsans, Jean-Baptiste-Ossian Verdeau et Lefebvre, est à l’origine de sa création. Le projet initial prévoyait de prolonger la rue Vivienne déjà poussée en 1837 jusqu’au boulevard Montmartre au-delà de celui-ci. Cependant, résumant une opinion générale, on peut lire le 4 septembre 1844 dans le Moniteur Universel, que "ce n'est pas une rue, pour prolonger la rue Vivienne, qui doit être ouverte sur les terrains situés derrière l'ancien hôtel de M. Aguado, mais un passage qui serait la continuation du passage des Panoramas. La ville est étrangère à cette entreprise, dont une compagnie de capitalistes doit fournir les fonds". Ainsi est scellé le destin de son tracé. Au final, une succession de deux passages couverts est percée, Jouffroy et Verdeau, dans la continuité du passage des Panoramas. Les travaux du passage Jouffroy durent de 1845 à fin 1846 et il est inauguré le 17 février 1847.

Les architectes François-Hippolyte Destailleurs et Romain de Bourge, maîtres d’œuvre de cette entreprise ont réuni trois parcelles distinctes. L’entrée principale est percée au n°10 du boulevard Montmartre à travers l’hôtel Terrasse Jouffroy devenu par la suite Ronceray dont la façade en retrait d’alignement est à la fois propice aux travaux et bien dans la continuité du passage des Panoramas comme souhaité par les commanditaires. Cet hôtel comme éventré par la soudaine apparition du passage, mais toujours solide, a une histoire intéressante. Immeuble de cinq étages construit au début du XIXème siècle, il abrite tout d’abord l’ambassade de Turquie puis résidence parisienne d’un excentrique prince russe Tukkiafin.








Dans les années 1820, la maison fréquentée par des gens de théâtre et des musiciens est surnommée la Boîte aux Artistes. L’Opéra établi depuis 1823 à proximité et les nombreux théâtres sur le boulevard drainent une foule hétéroclite de gens du spectacle. Il est habité par la comédienne Mademoiselle Mars de 1825 à 1829 puis par les compositeurs François-Adrien Boieldieu, Gioacchino Rossini, Michele Enrico Carafa. En 1836, il est modifié et remplacé par un grand hôtel, l’hôtel Terrasse Jouffroy dont je vous parlais plus haut.

La seconde parcelle est arrachée à l’ilot des jardins de l’hôtel d’Aguado (1829) ancien hôtel d’Augny devenu aujourd’hui la mairie du IXème. Tandis que la sortie donnant sur la rue Grange-Batelière, est une troisième parcelle en L dotée d’une façade sur rue étroite qui ne laisse place qu’à la largeur du passage proprement dit et une seule boutique. Dans un souci esthétique, les architectes habillent d’un placage en bois la façade aveugle en reprenant la trame des boutiques. Le décalage en baïonnette impose de rétrécir l’aile la plus courte et le léger dénivelé est compensé par l’escalier du tronçon intermédiaire.








Alors que le bois prédomine dans la construction des passages précédents, la structure métallique du passage Jouffroy témoigne de l’évolution des techniques de construction au XIXème siècle. La maîtrise des constructions de fer est appliquée aux édifices privés permettant d’envisager de plus larges proportions. Seuls les éléments de décoration encadrements, baguettes et plinthes sont en bois. La structure en fer et fonte des plafonds, dont les charpentes sont parmi les premières du genre, est réalisée d’après le système de Vaux - fers plats disposés verticalement. Elle est l’œuvre de la firme des Serrures Constructeurs Leturc, Travers et Roussel.

Les colonnes de fonte s’élèvent jusqu’aux combles vitrées supportant les poutrelles composées ou poitrails des planchers. Les vides sont remplis par des vitrines ou par des cloisons en moellons et plâtre. La verrière autoportante en arête de poisson assure une grande luminosité tandis que le large lanterneau filant, permet l’application d’un système de ventilation au faîte. La verrière plus classique du tronçon ouvrant sur la rue de La Grange-Batelière possède cette même silhouette du lanterneau afin d’assurer la continuité esthétique. Les façades des boutiques jusqu’alors étriquées par des arcades chères au style de la Restauration sont remplacées par des trames propices à l’installation de larges surfaces vitrées sur toute la hauteur. Le passage Jouffroy est également le premier à être chauffé par le sol.








Dès son inauguration, le passage Jouffroy remporte un franc succès. A son entrée, deux cafés populaires attirent une foule canaille tandis que les luxueuses boutiques sont fréquentées par tous les élégants. De nombreuses animations séduisent les Parisiens. Au sous-sol du Bazar européen aujourd’hui Palais Oriental, s’installent successivement le Bal Montmartre, une salle de danse, le Petit Théâtre de Marionnettes, puis en 1860 le Théâtre des Ombres Chinoises dit Théâtre Séraphin qui se trouvait jusqu’alors au Palais Royal jusqu’en 1895, où s’établit le célèbre café-concert le Petit Casino jusque dans les années 50.

Trois fameux restaurants populaires font les belles heures du passage, le Dîner de Paris, le Dîner du Rocher et le Dîner Jouffroy. Les gargotes roboratives deviennent un mythe et leurs menus une farce jubilatoire. L’anglais George Augustus Sala en donne en 1878 à l’occasion de sa visite lors de l’exposition Universelle, quelques exemples fort distrayants dans son recueil Paris herself again : « Potage Gribouille, requin aux concombres, filet de baleine aux vieux parapluies, tête de gorille à la Croquemitaine » au « Diner quelque chose », « Potage Mamamouchi, dragon rôti, queues de lézard en papillotes, civet de chats de Perse » au « Restaurant Autre-chose ». 

Autre attraction dont le succès ne se dément pas, le musée Grévin inauguré le 20 janvier 1882 sous l’impulsion d’Arthur Meyer, fondateur du journal le Gaulois et Alfred Grévin, célèbre caricaturiste de son temps. De nos jours, au n°46 l’hôtel Chopin ne manque pas de piquant. La chambre 409 est particulièrement demandée pour sa vue sur les toits du passage et le dôme du Musée Grévin. La belle Librairie du Passage quant à elle est spécialisée dans les livres d’art tandis que la boutique M & G Segas propose cannes de collection et objets de curiosité. A cela s’ajoute le Palais Oriental mentionné plus avant ou encore cette grande échoppe spécialisée dans les gemmes et pierres semi-précieuses.








En 1912, un projet remplacement est évoqué dans le journal "L’Autorité" dans l’article "Démolira-t-on". Est envisagé « une large rue flanquée de beaux immeubles, mettant en communication la rue du faubourg Montmartre avec le boulevard du même nom. Une enquête administrative va, d'ailleurs, être faite incessamment sur l'opportunité de ce projet, dont la réalisation modifierait complètement la physionomie du quartier ». Finalement le passage Jouffroy est sauvé et modernisé en 1932 avec l’installation de rampes électriques. Entièrement rénové en 1987, il a retrouvé son dallage d’origine et fait aujourd’hui le bonheur des flâneurs et autres amateurs de curiosités.

Passage Jouffroy - Paris 9
Accès 10 boulevard Montmartre au sud et 9 rue de la Grange-Batelière au nord
Métro Grands Boulevards lignes 8 et 9
  
Bibliographie :
Les Passages Couverts - Lemoine B - Éditions AAVP
Passages Couverts Parisiens - Jean-Claude Delorme et Anne-Marie Dubois - Éditions Parigramme
Paris et ses passages couverts - Editions du Patrimoine, Centre des Musées Nationaux - Collection Itinéraires

Sites référents