Lundi Librairie : A moi seul bien des personnages - John Irving



A moi seul bien des personnages - John Irving : A défaut d'avoir connu son père biologique, William dit Billy Abbott, le narrateur, a adopté le patronyme de son beau-père lorsqu’il est devenu écrivain. Il nous raconte la naissance de sa vocation et son parcours mouvementé. Membre d’une famille d’enseignants un peu excentriques, il grandit à First Sister dans le Vermont. Ils sont les piliers du théâtre amateur de la petite ville, troupe pour laquelle le grand-père travesti incarne régulièrement les rôles féminins. Les premiers émois de Billy font apparaître chez lui de singulières difficultés de prononciation. Dans l’Amérique puritaine des années 50, cet adolescent sensible, tout de désir comme on l’est à cet âge, s’interroge sur sa sexualité et ses objets d’amour protéiformes. Il s’éprend de Miss Frost la bibliothécaire à carrure d’athlète qui lui fait découvrir Dickens, mais également de son beau-père Richard Abbott professeur de littérature et de théâtre et enfin de Kitteridge, le champion de lutte de son école. Alors qu’il cherche des solutions dans les livres à ces "erreurs d’aiguillage amoureux", peu à peu, Billy découvre son attirance pour les beautés à l’identité sexuelle trouble.

Grande fresque sociétale, A moi seul bien des personnages reprend les thèmes chers à John Irving tels que le désir, les secrets de famille, la lutte, les garçons sans père, les prostituées. Ce manifeste ardent, riche en couleur alterne humour et gravité. Suivant le destin de Billy, le lecteur traverse les époques, les années 50 conservatrices, la libération des mœurs des années 60/70, les heures terribles de l’épidémie de sida dans les années 80, jusqu’à nos jours. Tour à tour burlesque ou sombre, ce roman sensible et cru, évoque la complexité de la construction de l’identité sexuelle et l’immense solitude dans l’altérité. L’omniprésence des pièces de Shakespeare et les interrogations qu’elles soulèvent au sujet du genre renvoient directement aux questionnements intimes des protagonistes. Le titre de ce roman est d’ailleurs emprunté à la pièce Richard II : « Je joue à moi seul bien des personnages dont nul n’est satisfait. » John Irving entame un dialogue entre l’œuvre du dramaturge et son propre ouvrage. Les liens se tracent à travers les siècles et les textes.

Conteur généreux, l’auteur semble avoir retrouvé la force du souffle romanesque qui lui avait fait défaut dans ses derniers opus. Attaquant de front les tabous, armé d’une ironie dévastatrice, il nous livre un texte humaniste et baroque où la loufoquerie des êtres ne nous les rend que plus attachants. Derrière cette apparence burlesque, il évoque avec subtilité les affres émotionnelles, les pulsions ravageuses et les frustrations imposées par la société. Provocateur libertaire, John Irving dissèque les névroses de ses contemporains et milite pour la reconnaissance des sexualités plurielles. Roman aussi jubilatoire que tragique, A moi seul bien des personnages est une belle ode à la tolérance.

A moi seul bien des personnages de John Irving - Traduit de l’anglais par Josée Kamoun et Olivier Grenot - Editions du Seuil - Collection de poche Points